Les trois hommes débouchèrent dans un étroit couloir et s’arrêtèrent devant l’énorme porte en acier de la chambre forte. Impressionnés. Malko se tourna vers Van Mook et Tonton Beretta avec un sourire serein.
— Je vous demanderai de poser vos armes à terre, dit-il, je ne voudrais pas que vous ayez des tentations désagréables. Moi, j’ai encore besoin de vous, mais, une fois cette porte ouverte, je pense que vous souhaiterez vivement vous débarrasser de moi.
— Pourquoi ? demanda bêtement Van Mook.
— Parce que, deux tonnes d’or, c’est mieux que cinquante kilos.
Calcul irréfutable. À regret, ils posèrent le M 16 et l’Uzi à terre et reculèrent au pied de l’escalier. Malko enfonça la première clef, celle qui débloquait le mécanisme de la serrure chiffrée. Ensuite, il mit les deux autres dans la serrure triangulaire. Il les fit tourner vers la gauche jusqu’à ce qu’elles soient bloquées en position « zéro ». Ensuite, il tourna la première sept fois, avec chaque fois un petit « clic ». Puis, la seconde, cinq fois. Ensuite, la troisième, onze fois. Les deux autres le regardaient, fascinés.
Malko pesa alors sur la poignée qui, lentement, bascula vers le bas. Spontanément, Herbert Van Mook se précipita pour l’aider et la porte massive s’écarta, découvrant sa tranche d’acier de trente-deux centimètres. Derrière, il y avait une grille ! Van Mook explosa de dépit :
— Verdomme[21] !
— J’ai la clef, dit aussitôt Malko, qui voulait lui éviter un infarctus.
À travers les barreaux de la grille, on apercevait les barres d’or, bien rangées les unes contre les autres, sur un plancher de bois. La pièce était toute petite, cinq mètres sur cinq, environ… Malko retira la clef principale de la chambre forte, l’enfonça dans la serrure de la grille. Celle-ci s’ouvrit facilement. Tonton Beretta et Herbert Van Mook se précipitèrent, tandis que Malko, discrètement, ramassait les armes et les passait à son épaule.
Herbert Van Mook ne l’avait pas attendu pour charger dans ses bras quatre barres d’or, soit cinquante kilos. Tous ses muscles saillaient, mais ses yeux brillaient d’un éclat dément. Tonton Beretta, modestement, n’en prit que trois, ses gros yeux étincelants de joie. À cause des armes, Malko ne put prendre que deux lingots. Il rattrapa Van Mook, titubant sous sa charge, à côté de la grille, et ils inspectèrent Waterkant avant de se lancer. Quand le Hollandais parvint au bateau, il tenait à peine debout. Les trois hommes posèrent les barres sur le quai, laissant aux deux femmes le soin de les déposer dans le bateau, et ils repartirent en courant. Toutefois, Malko laissa aussi le M 16 et l’Uzi de Van Mook, ne gardant que la sienne. Cela semblait dérisoirement facile. Si les Surinamiens avaient su qu’après avoir enlevé le prisonnier, ils dévalisaient la banque d’État !
Sans un mot, ils redescendirent et reprirent un chargement. Malko calcula qu’ils en avaient à peine enlevé 7 %. L’aller et retour avaient pris à peu près cinq minutes. Ils n’auraient jamais terminé avant la fin du couvre-feu.
Van Mook courait presque, le regard vide. Malko prit ses trois barres et remonta le dernier. C’était hallucinant. Le vieux Tonton Beretta grimpait comme un jeune homme de vingt ans, mais, dans la cour, il dût s’arrêter pour reprendre son souffle. La même routine recommença. Les premières barres étaient déposées au fond du bateau en un tapis d’or. Personne ne parlait pour économiser ses forces.
Herbert Van Mook titubait comme un homme ivre. Tous ses muscles lui faisaient mal à hurler et, depuis longtemps, il avait renoncé à prendre trois barres d’un coup. Les deux qu’il arrivait encore à soulever lui sciaient les bras de leur poids froid. Il avait l’intérieur des avant-bras à vif, les genoux douloureux et une respiration sifflante comme un soufflet de forge. Les yeux injectés de sang, il continuait le manège infernal, jetant carrément les barres à terre en arrivant au bateau, et repartant d’une démarche d’automate. Il ne regardait même plus à droite et à gauche, avant de franchir Waterkant, ne pensant qu’à une chose : achever le transfert. Les trois hommes ne traversaient plus ensemble, Tonton Beretta perdant chaque fois du terrain. Quand Van Mook faisait trois voyages, lui en faisait deux… Malko arrivait tant bien que mal à suivre le rythme infernal du Hollandais. Lui surveillait encore la route, mais c’était tout juste.
Il n’avait pas eu le temps de dire un seul mot à Greta, occupée à ranger les lingots.
Ils étaient devenus des robots, motivés uniquement par le défi absurde. Déménager deux tonnes d’or en deux heures. Malko regarda sa montre et eut un choc : quatre heures trente ! Le couvre-feu était terminé depuis une demi-heure. Ils étaient à la merci de n’importe quel passant matinal ou insomniaque.
— On arrête, dit Malko.
Herbert Van Mook le bouscula, les orbites cernées de fatigue, les yeux fous.
— Le dernier voyage ! grogna-t-il.
Ils redescendirent tous les trois dans la chambre forte. Il ne restait plus que quelques barres d’or. Huit exactement. Malko en prit deux, laissant Van Mook et Tonton Beretta se partager le reste. Le Français semblait avoir fondu, ses gros yeux ressemblaient à ceux d’un batracien et il comprimait sa poitrine pour ne pas se trouver mal, contemplant l’or d’un œil vide.
Herbert Van Mook chargea trois barres d’or et souffla quelques secondes avant de se lancer dans l’escalier. Tonton Beretta était tout blanc, les narines pincées ; à son tour, il se pencha et commença à charger les dernières barres. Les deux premières, cela allait. Il hésita devant la troisième. Cela semblait au-dessus de ses forces. Arrivé à la porte de la chambre forte, Herbert Van Mook se retourna et vit son complice titubant au milieu de la petite pièce, l’or dans les bras, ce qui lui donna instantanément une idée. Retenant l’or dans ses bras d’une seule main, il attrapa la grille et la referma sur lui.
Tonton Beretta se retourna au bruit. Ses yeux parurent jaillir de leurs orbites. Il laissa tomber les barres qu’il tenait avec un hurlement !
— Salaud !
Sa main fouilla dans sa poche, ressortant avec le Beretta. Arc-bouté contre la porte de la chambre forte, Van Mook était en train de la refermer. Le battant d’acier claqua en même temps que la première détonation. Le Hollandais dut prêter l’oreille pour entendre les autres…
Galvanisé, il grimpa les marches encore plus vite, émergeant en sueur dans la tiédeur de l’aube. Il traversa Waterkant en titubant et atteignit le bateau au bord de la syncope. Malko guetta Tonton Beretta, d’abord sans s’inquiéter, sachant que le vieux Français était toujours plus lent. Mais les secondes passaient et rien ne venait.
— Où est l’autre ?
Herbert Van Mook releva la tête, semblant retrouver enfin la parole.
— Il s’est trouvé mal. Je crois bien qu’il est mort.
Malko tiqua intérieurement. C’était plus que suspect.
Certes, Tonton Beretta était fatigué, mais pas au point de mourir. Il s’apprêtait à retraverser pour découvrir la vérité, lorsque Greta poussa un cri étouffé.
— Regardez !
Deux phares blancs s’approchaient dans Waterkant, venant de Fort Zeelandia. Les deux hommes sautèrent dans le bateau. Le véhicule passa sans ralentir. Herbert Van Mook s’était déjà glissé aux commandes, et avait tourné la clef de contact.
— Et Tonton ? demanda Malko.
— Je vous dis qu’il est mort ! gronda le Hollandais.
Il enclencha les moteurs et le bateau lourdement chargé se détacha doucement du quai, suivit la rive, contournant le chantier naval à petite vitesse, presque silencieux, puis, à la hauteur du croiseur allemand coulé au milieu du fleuve, bifurqua presque à angle droit, en direction de la rive opposée. Il semblait à Malko que le grondement de l’engin s’entendait à des kilomètres. Il se retourna et distingua vaguement la silhouette du patrouilleur, toujours immobile au pied de Fort Zeelandia. D’un seul coup de canon, il pouvait les réduire en bouillie… Mais ils atteignirent l’ombre de la rive opposée sans encombre. Aussitôt, le Hollandais poussa à fond les deux moteurs et l’avant du bateau se releva, filant très vite à près de vingt nœuds. Herbert Van Mook tourna vers Malko un regard triomphant.