Malko aperçut fugitivement quelques maisons, une station d’essence, des Noirs, une épicerie chinoise et un bus qui débarquait des passagers. Le camion rouge traversa la bourgade en trombe. Sur le bord de la route, des Noirs agitèrent joyeusement la main. Van Mook se retourna et leva le pouce en signe de victoire. Ils venaient de traverser Brownsweg ! Les militaires surinamiens ne possédant pas d’hélicoptères, ne pouvaient plus les rattraper. Malko sentit un immense soulagement l’envahir. Il ne s’était pas battu en vain. La blessure de Julius Harb ne mettait pas ses jours en danger et il avait réussi le doublé. Le seul problème demeurait Herbert Van Mook. Tant que le camion roulait, il ne craignait rien. Ensuite…
— On va bientôt s’arrêter ? demanda Greta.
— Pas encore.
La piste serpentait entre deux collines couvertes d’une jungle épaisse plus étroite et aussi plus mauvaise. Il se demanda si les ressorts du camion tiendraient. Le Hollandais conduisait très vite pour « effacer » la tôle ondulée, faisant parfois de brusques écarts. Il n’y avait pas grand-chose à faire. Malko retomba dans sa somnolence, écœuré par l’odeur d’essence des quatre jerricans arrimés à côté de lui. Là, où ils allaient, il n’y avait aucun ravitaillement. Il grignota une banane et but un peu d’eau minérale. Il avait l’impression que ses poumons se remplissaient de latérite. À un moment, sur la gauche, il aperçut les eaux calmes du lac Van Blommestein, puis de nouveau, ils furent avalés par la jungle.
Vers midi et demi apparurent les premières et d’ailleurs les dernières cabanes en torchis de Pokigron. Encore un minuscule poste d’essence et l’éternelle épicerie chinoise. Herbert Van Mook arriva jusqu’à l’extrême bord du Gran Rio et stoppa sur un espace boueux. Ils descendirent tous. Quelques Noirs se baignaient dans la rivière et les contemplèrent avec curiosité. Greta Koopsie regarda les flots jaunâtres et la rive opposée où la jungle rejoignait directement l’eau.
— Mais il n’y a pas de piste !
— Si, si, dit Malko. Je suis déjà venu.
Il alla vérifier la condition de Julius Harb. Malgré la chaleur, il claquait des dents, pris d’un violent accès de fièvre. Sa cheville, très enflée, suppurait et il était impossible de la toucher. Il ouvrit les yeux et murmura :
— Mi neki dry[22]…
Dans son délire, il reprenait le taki-taki. Sans cesse, Rachel était obligée de verser de l’eau sur ses lèvres desséchées. Malko prit son pouls : plus de 130. Cela devenait urgent de le faire soigner. Or, ils ne récupéraient l’avion – si tout se passait bien – que le lendemain. Le créole avait encore plus de vingt-quatre heures à souffrir.
Herbert Van Mook revint, accompagné de plusieurs Noirs.
— Ils vont nous faire passer, annonça-t-il.
Malko regarda le camion lourdement chargé, se souvenant du bac entre deux eaux.
— Il va supporter le camion ? demanda-t-il.
Le Hollandais eut un geste d’impuissance. Un rien de plus et il aurait prié.
Les roues du camion s’enfonçaient dans l’eau marron jusqu’au moyeu. À l’aide de longues perches, six bush-negros décollèrent de la berge le bac submergé et se lancèrent à travers la rivière. Malko, les deux femmes et Julius Harb étendu sur sa civière attendaient le second voyage, pour ne pas trop surcharger le fragile esquif…
Contre toute attente, il ne coula pas ! Entraîné par le courant, il traversa en diagonale les eaux limoneuses et Malko le vit s’amarrer juste en face du début de l’autre piste. À tout hasard, il avait gardé l’Uzi, au cas où il viendrait au Hollandais l’idée de filer avec le camion.
Mais celui-ci se contenta de l’arracher au bac et de le garer sur le terre-plein. Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous réunis autour du camion et les Noirs s’éloignaient ravis, après avoir touché des monceaux de florins, sans soupçonner l’importance du trésor qu’ils venaient de transporter. Malko regarda la piste. Cela ressemblait plutôt à un sentier ! La chaleur était épouvantable. Des mouches et des moustiques tournaient autour d’eux en escadrons serrés. Il consulta sa Seiko-quartz. Une heure et demie. Jusque-là, ils étaient dans les temps. Mais, maintenant, commençait la véritable aventure : aucun d’entre eux ne connaissait cette piste. Si elle se révélait impraticable, après quelques kilomètres, qu’allaient-ils faire avec leurs deux tonnes d’or et Julius Harb sur sa civière ?
Herbert Van Mook tournait autour du camion, vérifiant les pneus. Il refit le plein avec les jerricans.
— On va y aller, dit-il. Comme on ne sait pas ce qu’on va trouver, il faut rouler jusqu’à la nuit.
— Je vais vous relayer, proposa Malko.
— Ça va, fit le géant. Quand je serai fatigué, je vous le dirai.
En remontant dans le camion, Malko et Greta eurent la sensation de pénétrer dans un four. Il devait faire quarante-cinq degrés sous la bâche. Mais l’ôter eût été encore plus imprudent. Ils s’installèrent tant bien que mal.
Très vite, ils n’eurent plus qu’un souci, s’accrocher à quelque chose pour ne pas être sans cesse projetés contre les ridelles ! La piste était effroyable, ravinée par les pluies, pleine de trous et d’ornières. Le froissement des branches brisées au passage faisait un bruit soyeux, couvert par les rugissements du moteur chaque fois que le Hollandais changeait de vitesse, c’est-à-dire tous les dix mètres. Le camion avançait comme un bateau ivre, voletant d’un trou à l’autre, secouant ses passagers comme dans une fête foraine. Ce devait être inhumain pour Julius Harb.
Malko adressa une prière silencieuse au ciel, pour que l’avion des Services hollandais soit là. Dans cette région, ils n’avaient à compter sur aucun secours. S’il fallait continuer par la Tapanahoni pour rejoindre le Maroni, ce serait un cauchemar, à cause de Julius Harb. Il regarda les barres d’or éparses dans le camion. C’était quand même une belle opération. Folle. Mais qui avait réussi. Greta Koopsie passa la main sur la surface lisse d’un lingot.
— Je n’arrive pas à croire que tout cela est vraiment de l’or ! fit-elle. C’est inouï.
Ils se turent, économisant leurs forces. Le paysage était épouvantablement monotone : des arbres immenses entremêlés de lianes, des souches, des troncs morts, des fougères géantes, un bananier sauvage de temps en temps et des herbes immenses, nées du sol spongieux. Ce qu’on appelle la forêt vierge. La piste montait et descendait dans cet océan vert. Parfois, Herbert Van Mook était obligé de stopper et de descendre à pied voir où elle se trouvait réellement ! Il dut faire cinq cents mètres en marche arrière, guidé par Malko, après s’être ainsi fourvoyé ! Lui aussi n’en pouvait plus, les yeux soulignés de larges cernes noirs, le torse ruisselant de sueur, mû cependant par une énergie farouche. Il n’avait plus reparlé de l’or et Malko se demandait comment il s’était résigné à voir la plus grande partie du trésor lui passer sous le nez…
Ou alors, il avait un plan.
Indifférente, Rachel couvait Julius Harb, avec de temps à autre un regard brûlant de ses yeux écartés pour Malko.
Ils roulèrent ainsi toute la journée, à dix kilomètres à l’heure de moyenne. Puis, comme toujours, la nuit tomba en un quart d’heure. Il n’était pas question de rouler dans l’obscurité et le Hollandais stoppa dans une sorte de clairière créée par la chute d’un énorme acajou. La température avait baissé de quelques degrés mais les moustiques montèrent tout de suite à l’assaut. Au point qu’il fallut couvrir le visage de Julius Harb d’une chemise.