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Il n’y avait donc plus, dans ces circonstances, qu’une résolution à prendre, celle de camper dans le bois et d’opérer les recherches les plus minutieuses, afin de retrouver le calculateur.

Le colonel et ses compagnons se disposaient à faire halte près d’une assez vaste clairière, quand un cri – un cri qui n’avait plus rien d’humain – retentit à quelques centaines de pas sur la gauche du bois. Presque aussitôt, Nicolas Palander apparut. Il courait de toute la vitesse de ses jambes. Il était tête nue, cheveux hérissés, à demi dépouillé de ses vêtements, dont quelques lambeaux lui couvraient les reins.

Le malheureux arriva auprès de ses compagnons, qui le pressèrent de questions. Mais, l’œil démesurément ouvert, la pupille dilatée, les narines aplaties et fermant tout passage à sa respiration qui était saccadée et incomplète, le pauvre homme ne pouvait parler. Il voulait répondre, les mots ne sortaient pas.

Que s’était-il passé? Pourquoi cet égarement, pourquoi cette épouvante dont Nicolas Palander présentait à un si haut degré les plus incontestables symptômes? On ne savait qu’imaginer.

Enfin, ces paroles presque inintelligibles s’échappèrent du gosier de Palander:

«Les registres! les registres!»

Les astronomes, à ces mots, frissonnèrent tous d’un même frisson. Ils avaient compris! Les registres, ces deux registres sur lesquels était inscrit le résultat de toutes les opérations trigonométriques, ces registres dont le calculateur ne se séparait jamais, même en dormant, ces registres manquaient! Ces registres, Nicolas Palander ne les rapportait pas! Les avait-il égarés? Les lui avait-on volés? Peu importait! Ces registres étaient perdus! Tout était à refaire, tout à recommencer!

Tandis que ses compagnons, terrifiés, – c’est le mot, – se regardaient silencieusement, Mathieu Strux laissait déborder sa colère! Il ne pouvait se contenir! Comme il traita le malheureux! De quelles qualifications il le chargea! Il ne craignit pas de le menacer de toute la colère du gouvernement russe, ajoutant que, s’il ne périssait pas sous le knout, il irait pourrir en Sibérie!

À toutes ces choses, Nicolas Palander ne répondait que par un hochement de tête de bas en haut. Il semblait acquiescer à toutes ces condamnations, il semblait dire qu’il les méritait, qu’elles étaient trop douces pour lui!

«Mais on l’a donc volé! dit enfin le colonel Everest.

– Qu’importe! s’écria Mathieu Strux hors de lui! Pourquoi ce misérable s’est-il éloigné? Pourquoi n’est-il pas resté près de nous, après toutes les recommandations que nous lui avions faites?

– Oui, répondit sir John, mais enfin il faut savoir s’il a perdu les registres ou si on les lui a volés. Vous a-t-on volé, monsieur Palander? demanda sir John, en se retournant vers le pauvre homme, qui s’était laissé choir de fatigue. Vous a-t-on volé?»

Nicolas Palander fit un signe affirmatif.

«Et qui vous a volé? reprit sir John. Serait-ce des indigènes, des Makololos?»

Nicolas Palander fit un signe négatif.

«Des Européens, des blancs? ajouta sir John.

– Non, répondit Nicolas Palander d’une voix étranglée.

– Mais qui donc alors? s’écria Mathieu Strux, en étendant ses mains crispées vers le visage du malheureux.

– Non! fit Nicolas Palander, ni indigènes… ni blancs… des babouins!»

Vraiment, si les conséquences de cet incident n’eussent été si graves, le colonel et ses compagnons auraient éclaté de rire à cet aveu! Nicolas Palander avait été volé par des singes!

Le bushman exposa à ses compagnons que ce fait se reproduisait souvent. Maintes fois, à sa connaissance, des voyageurs avaient été dévalisés par des «chacmas,» cynocéphales à tête de porc, qui appartiennent à l’espèce des babouins, et dont on rencontre des bandes nombreuses dans les forêts de l’Afrique. Le calculateur avait été détroussé par ces pillards, non sans avoir lutté, ainsi que l’attestaient ses vêtements en lambeaux. Mais cela ne l’excusait en aucune façon. Cela ne serait pas arrivé, s’il fût resté à sa place, et les registres de la commission scientifique n’en étaient pas moins perdus – perte irréparable, et qui rendait nuls tant de périls, tant de souffrances et tant de sacrifices!

«Le fait est, dit le colonel Everest, que ce n’était pas la peine de mesurer un arc du méridien dans l’intérieur de l’Afrique, pour qu’un maladroit…»

Il n’acheva pas. À quoi bon accabler le malheureux déjà si accablé par lui-même, et auquel l’irascible Strux ne cessait de prodiguer les plus malsonnantes épithètes!

Cependant, il fallait aviser, et ce fut le bushman qui avisa. Seul, lui que cette perte touchait moins directement, il garda son sang-froid dans cette occurrence. Il faut bien l’avouer, les Européens, sans exception, étaient anéantis.

«Messieurs, dit le bushman, je comprends votre désespoir, mais les moments sont précieux, et il ne faut pas les perdre. On a volé les registres de M. Palander. Il a été détroussé par les babouins; eh bien! mettons-nous sans retard à la poursuite des voleurs. Ces chacmas sont soigneux des objets qu’ils dérobent! Or, des registres ne se mangent pas, et si nous trouvons le voleur, nous retrouverons les registres avec lui!»

L’avis était bon. C’était une lueur d’espoir que le bushman avait allumée. Il ne fallait pas la laisser s’éteindre. Nicolas Palander, à cette proposition, se ranima. Un autre homme se révéla en lui. Il drapa les lambeaux de vêtements qui le recouvraient, accepta la veste d’un matelot, le chapeau d’un autre, et se déclara prêt à guider ses compagnons vers le théâtre du crime!

Ce soir-là même, la route fut modifiée suivant la direction indiquée par le calculateur, et la troupe du colonel Everest se porta plus directement vers l’ouest.

Ni cette nuit ni la journée qui suivit n’amenèrent de résultat favorable. En maint endroit, à certaines empreintes laissées sur le sol ou sur l’écorce des arbres, le bushman et le foreloper reconnurent un passage récent de cynocéphales. Nicolas Palander affirmait avoir eu affaire à une dizaine de ces animaux. On fut bientôt assuré d’être sur leur piste, on marcha donc avec une extrême précaution, en se couvrant toujours, car ces babouins sont des êtres sagaces, intelligents, et qui ne se laissent point approcher aisément. Le bushman ne comptait réussir dans ses recherches qu’à la condition de surprendre les chacmas.

Le lendemain, vers huit heures du matin, un des matelots russes qui s’était porté en avant, aperçut, sinon le voleur, du moins l’un des camarades du voleur de Nicolas Palander. Il revint prudemment vers la petite troupe.

Le bushman fit faire halte. Les Européens, décidés à lui obéir en tout, attendirent ses instructions. Le bushman les pria de rester en cet endroit, et, emmenant sir John et le foreloper, il se porta vers la partie du bois visitée par le matelot, ayant soin de toujours se tenir à l’abri des arbres et des broussailles.

Bientôt on aperçut le babouin signalé, et presque en même temps, une dizaine d’autres singes qui gambadaient entre les arbres. Le bushman et ses deux compagnons, blottis derrière un tronc, les observèrent avec une extrême attention.

C’était, effectivement, ainsi que l’avait dit Mokoum, une bande de chacmas, le corps revêtu de poils verdâtres, les oreilles et la face noires, la queue longue et toujours en mouvement qui balayait le sol; animaux robustes, que leurs muscles puissants, leurs mâchoires bien armées, leurs griffes aiguës, rendent redoutables, même à des fauves. Ces chacmas, les véritables maraudeurs du genre, grands pilleurs des champs de blé et de maïs, sont la terreur des Boers, dont ils ravagent trop souvent les habitations. Ceux-ci, tout en jouant, aboyaient et jappaient, comme de grands chiens mal bâtis, auxquels ils ressemblaient par leur conformation. Aucun d’eux n’avait aperçu les chasseurs qui les épiaient.