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J’aurais dû vous dire d’abord que de plusieurs enfants qu’elle avait eus de Sa Majesté, elle avait emmené dans son exil un fils, son fils bien-aimé. La fertilité de l’Égypte ayant donné à ce fils plusieurs frères et sœurs, la comtesse lui laissa par un article particulier de son testament la fameuse fronde; et c’est de lui qu’elle m’est venue en ligne directe.

Mon arrière-arrière-grand-père, qui possédait cette fronde, et qui vivait il y a environ deux cent cinquante ans, fit, dans un voyage en Angleterre, la connaissance d’un poète qui n’était rien moins que plagiaire, et n’en était que d’autant plus incorrigible braconnier; il s’appelait Shakespeare. Ce poète, sur les terres duquel, par droit de réciprocité sans doute, les Anglais et les Allemands braconnent aujourd’hui impudemment, emprunta maintes fois cette fronde à mon père et tua, au moyen de cette arme, tant de gibier à Sir Thomas Lucy, qu’il faillit encourir le sort de mes deux amis de Gibraltar. Le pauvre homme fut jeté en prison, et mon aïeul lui fit rendre la liberté par un procédé tout particulier.

La reine Elisabeth, qui régnait alors, était devenue vers la fin de sa vie à charge à elle-même. S’habiller, se déshabiller, manger, boire, accomplir enfin maintes autres fonctions que je n’énumérai point, lui rendaient la vie insupportable. Mon aïeul la mit en état de faire tout cela selon son caprice, par elle-même ou par procuration. Et que pensez-vous que demanda mon père en récompense de ce signalé service, – la liberté de Shakespeare. La reine ne put lui rien faire accepter de plus. Cet excellent homme avait pris le poète en telle affection, qu’il eût volontiers donné une partie de sa vie pour prolonger celle de son ami.

Du reste, je puis vous assurer, messieurs, que la méthode pratiquée par la reine Elisabeth, de vivre sans nourriture, n’obtint aucun succès auprès de ses sujets, au moins auprès de ces gourmands affamés auxquels on a donné le nom de mangeurs de bœuf. Elle-même n’y résista pas plus de sept ans et demi, au bout desquels elle mourut d’inanition.

Mon père duquel j’héritai la fronde peu de temps avant mon départ pour Gibraltar, me raconta l’anecdote suivante, que ses amis lui ont souvent entendu rapporter, et dont personne de ceux qui ont connu le digne vieillard ne révoquera la véracité.

«Dans l’un des nombreux séjours que je fis en Angleterre, me disait-il, je me promenais une fois sur le bord de la mer non loin de Harwick. Tout d’un coup voilà un cheval marin qui s’élance furieux contre moi. Je n’avais pour toute arme que ma fronde, avec laquelle je lui envoyai deux galets si adroitement lancés que je lui crevai les deux yeux. Je lui sautai alors sur le dos et le dirigeai vers la mer: car, en perdant les yeux, il avait perdu toute sa férocité, et se laissait mener comme un mouton. Je lui passai ma fronde dans la bouche en guise de bride, et le poussai au large.

«En moins de trois heures nous eûmes atteint le rivage opposé: nous avions fait trente milles dans ce court espace de temps. À Helvoetsluys je vendis ma monture moyennant sept cents ducats a l’hôte des trois Coupes, qui montra cette bête extraordinaire pour de l’argent et s’en fit un joli revenu – on peut en voir la description dans Buffon. Mais si singulière que fût cette façon de voyager, ajoutait mon père, les observations et les découvertes qu’elle me permit de faire sont encore plus extraordinaires.

«L’animal sur le dos duquel j’étais assis ne nageait pas: il courait avec une incroyable rapidité sur le fond de la mer, chassant devant lui des millions de poissons tout différents de ceux qu’on a l’habitude de voir: quelques-uns avaient la tête au milieu du corps; d’autres au bout de la queue; d’autres étaient rangés en cercle et chantaient des chœurs d’une beauté inexprimable; d’autres construisaient avec l’eau des édifices transparents, entourés de colonnes gigantesques dans lesquelles ondulait une matière fluide et éclatante comme la flamme la plus pure. Les chambres de ces édifices offraient toutes les commodités désirables aux poissons de distinction: quelques-unes étaient aménagées pour la conservation du frais; une suite de salles spacieuses était consacrée à l’éducation des jeunes poissons. La méthode d’enseignement – autant que j’en pus juger par mes yeux, car les paroles étaient aussi inintelligibles pour moi que le chant des oiseaux ou le dialogue des grillons -, cette méthode me semble présenter tant de rapport avec celle employée de notre temps dans les établissements philanthropiques, que je suis persuadé qu’un de ces théoriciens a fait un voyage analogue au mien, et pêché ses idées dans l’eau; plutôt que de les avoir attrapées dans l’air. Du reste, de ce que je viens de vous dire vous pouvez conclure qu’il reste encore au monde un vaste champ ouvert à l’exploitation et à l’observation. Mais je reprends mon récit.

«Entre autres incidents de voyage, je passai sur une immense chaîne de montagnes, aussi élevée, pour le moins, que les Alpes. Une foule de grands arbres d’essences variées s’accrochaient aux flancs des rochers.

«Sur ces arbres poussaient des homards, des écrevisses, des huîtres, des moules, des colimaçons de mer, dont quelques-uns si monstrueux qu’un seul eût suffi à la charge d’un chariot, et le plus petit écrasé un portefaix. Toutes les pièces de cette espèce qui échouent sur nos rivages et qu’on vend dans nos marchés ne sont que de la misère, que l’eau enlève des branches tout comme le vent fait tomber des arbres le menu fruit. Les arbres à homards me parurent les mieux fournis: mais ceux à écrevisses et à huîtres étaient les plus gros. Les petits colimaçons de mer poussent sur des espèces de buissons qui se trouvent presque toujours au pied des arbres à écrevisses, et les enveloppent comme fait le lierre sur le chêne.

«Je remarquai aussi le singulier phénomène produit par un navire naufragé. Il avait, à ce qu’il me sembla, donné contre un rocher, dont la pointe était à peine à trois toises au-dessous de l’eau, et en coulant bas s’était couché sur le côté. Il était descendu sur un arbre à homards et en avait détaché quelques fruits, lesquels étaient tombés sur un arbre à écrevisses placé plus bas. Comme la chose se passait au printemps et que les homards étaient tout jeunes, ils s’unirent aux écrevisses; il en résulta un fruit qui tenait des deux espèces à la fois. Je voulus, pour la rareté du fait, en cueillir un sujet; mais ce poids m’aurait fort embarrassé, et puis mon pégase ne voulait pas s’arrêter.

«J’étais à peu près à moitié route, et me trouvais dans une vallée située à cinq cents toises au moins au-dessous de la surface de la mer: je commençais à souffrir du manque d’air. Au surplus, ma position était loin d’être agréable sous bien d’autres rapports. Je rencontrais de temps en temps de gros poissons qui, autant que j’en pouvais juger par l’ouverture de leurs gueules, ne paraissaient pas éloignés de vouloir nous avaler tous deux. Ma pauvre Rossinante était aveugle, et je ne dus qu’à ma prudence d’échapper aux intentions hostiles de ces messieurs affamés. Je continuai donc à galoper, dans le but de me mettre le plus tôt possible à sec.

«Parvenu assez près des rives de la Hollande, et n’ayant plus guère qu’une vingtaine de toises d’eau sur la tête, je crus apercevoir, étendue sur le sable, une forme humaine, qu’à ses vêtements je reconnus être un corps de femme. Il me sembla qu’elle donnait encore quelques signes de vie, et, m’étant approché, je la vis, en effet, remuer la main. Je saisis cette main et ramenai sur le bord ce corps d’apparence cadavérique. Quoique l’art de réveiller les morts fût moins avancé à cette époque qu’aujourd’hui, où à chaque porte d’auberge on lit sur un écriteau: Secours aux noyés, les efforts et les soins d’un apothicaire de l’endroit parvinrent à raviver la petite étincelle vitale qui restait chez cette femme. Elle était la moitié chérie d’un homme qui commandait un bâtiment attaché au port de Helvoetsluys, et qui avait pris la mer depuis peu. Par malheur, dans la précipitation du départ, il avait embarqué une autre femme que la sienne. Celle-ci fut aussitôt instruite du fait par quelques-unes de ces vigilantes protectrices de la paix et du foyer domestique, qu’on nomme amies intimes; jugeant que les droits conjugaux sont aussi sacrés et aussi valables sur mer que sur terre, elle s’élança dans la chaloupe à la poursuite de son époux; arrivée à bord du navire, elle chercha, dans une courte mais intraduisible allocution, à faire triompher ses droits d’une façon si énergique que le mari jugea prudent de reculer de deux pas. Le résultat de ceci fut que sa main osseuse, au lieu de rencontrer les oreilles de son mari ne rencontra que l’eau, et comme cette surface céda avec plus de facilité que ne l’eût fait l’autre, la pauvre femme ne trouva qu’au fond de la mer la résistance qu’elle cherchait.