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Après que nous eûmes passé quelque temps dans sa gueule, il la rouvrit pour engloutir une énorme masse d’eau: notre navire, soulevé par ce courant, fut entraîné dans l’estomac du monstre, où nous nous trouvions comme si nous eussions été à l’ancre pris d’un calme plat.

L’air était, il faut en convenir, chaud et lourd. Nous vîmes dans cet estomac des ancres, des câbles, des chaloupes, des barques et bon nombre de navires, les uns chargés, les autres vides, qui avaient subi le même sort que nous. Nous étions obligés de vivre à la lumière des torches; il n’y avait plus pour nous ni soleil, ni lune, ni planètes. Ordinairement nous nous trouvions deux fois par jour à flot et deux fois à sec. Quand la bête buvait nous étions à flot, lorsqu’elle lâchait l’eau nous étions à sec. D’après les calculs exacts que nous fîmes, la quantité d’eau qu’elle avalait à chaque gorgée eût suffi à remplir le lit du lac de Genève, dont la circonférence est de trente milles.

Le second jour de notre captivité dans ce ténébreux royaume, je me hasardai avec le capitaine et quelques officiers à faire une petite excursion au moment de la marée basse, comme nous disions. Nous nous étions munis de torches, et nous rencontrâmes successivement près de dix mille hommes de toutes nations qui se trouvaient dans la même position que nous. Ils s’apprêtaient à délibérer sur les moyens à employer pour recouvrer leur liberté. Quelques-uns d’entre eux avaient déjà passé plusieurs années dans l’estomac du monstre. Mais au moment où le président nous instruisait de la question qui allait s’agiter, notre diable de poisson eut soif et se mit à boire; l’eau se précipita avec tant de violence que nous eûmes tout juste le temps de retourner à nos navires: plusieurs des assistants, moins prompts que les autres, furent même obligés de se mettre à la nage.

Quand le poisson se fut vidé, nous nous réunîmes de nouveau. On me choisit président: je proposai de réunir bout à bout deux des plus grands mâts, et, lorsque le monstre ouvrirait la gueule, de les dresser de façon à l’empêcher de la refermer. Cette motion fut acceptée à l’unanimité, et cent hommes choisis parmi les plus vigoureux furent chargés de la mettre à exécution. À peine les deux mâts étaient-ils disposés selon mes instructions, qu’il se présenta une occasion favorable. Le monstre se prit à bâiller; nous dressâmes aussitôt nos deux mâts de manière que l’extrémité inférieure se trouvait plantée dans sa langue, et que l’autre extrémité pénétrait dans la voûte de son palais: il lui était dès lors impossible de rapprocher ses mâchoires.

Dès que nous fûmes à flot, nous armâmes les chaloupes qui nous remorquèrent et nous ramenèrent dans le monde. Ce fut avec une joie inexprimable que nous revîmes la lumière du soleil dont nous avions été privés pendant ces quinze jours de captivité. Lorsque tout le monde fut sorti de ce vaste estomac, nous formions une flotte de trente-cinq navires de toutes les nations. Nous laissâmes nos deux mâts plantés dans la gorge du poisson, pour préserver d’un accident semblable au nôtre ceux qui se trouveraient entraînés vers ce gouffre.

Une fois délivrés, notre premier désir fut de savoir dans quelle partie du monde nous étions; il nous fallut longtemps avant de parvenir à une certitude. Enfin, grâce à mes observations antérieures, je reconnus que nous nous trouvions dans la mer Caspienne. Comme cette mer est entourée de tous côtés par la terre et qu’elle ne communique avec aucune autre nappe d’eau, nous ne pouvions comprendre comment nous y étions arrivés. Un habitant de l’île de fromage, que j’avais emmené avec moi, nous expliqua la chose fort raisonnablement. Selon lui, le monstre dans l’estomac duquel nous avions erré si longtemps s’était rendu dans cette mer par quelque route souterraine. Bref, nous y étions et fort contents d’y être; nous nous dirigeâmes à toutes voiles vers la terre. Je descendis le premier.

À peine avais-je posé le pied sur la terre ferme, que je me vis assailli par un gros ours.

«Ah! ah! pensai-je, tu arrives bien!»

Je lui pris les pattes de devant dans mes deux mains et les serrai avec tant de cordialité qu’il se mit à hurler désespérément; mais moi, sans me laisser toucher par ses lamentations, je le tins dans cette position jusqu’à ce qu’il mourût de faim. Grâce à cet exploit, j’inspirai un tel respect à tous les ours, que depuis lors aucun d’eux n’a jamais osé me chercher querelle.

De là je me rendis à Saint-Pétersbourg, où je reçus d’un ancien ami un cadeau qui me fut extrêmement agréable. C’était un chien de chasse, descendant de la fameuse chienne dont je vous ai parlé, et qui mit bas en chassant un lièvre. Malheureusement ce chien fut tué par un chasseur maladroit qui l’atteignit en tirant une compagnie de perdreaux. Je me fis faire avec la peau de cette bête le gilet que voici, et qui lorsque je vais à la chasse, me conduit toujours infailliblement là où est le gibier. Quand j’en suis assez près pour pouvoir tirer, un bouton de mon gilet saute à la place où se trouve le gibier, et, comme mon fusil est toujours armé et amorcé, je ne manque jamais mon coup.

Il me reste encore trois boutons, comme vous voyez; mais dès que la chasse rouvrira, j’en ferai remettre deux rangs. Venez me trouver alors, et vous verrez que j’aurai de quoi vous amuser.

Pour aujourd’hui, je prends la liberté de me retirer et de vous souhaiter une bonne nuit.

Fin

Gottfried August Bürger

[1] Le texte originaclass="underline" «meinem eigenen Haarzopfe» signifie littéralement «ma propre queue de cheval» ou «natte de cheveux».

[2] Il s’agit vraisemblablement d’une erreur de traduction. Le texte original «kochende Geschöpfe» signifie «êtres cuisants». [NduC]