— Allô ? dis-je.
Il y a une hésitation, puis une voix féminine lance en portugais quelques mots que je ne pige pas.
— Je voudrais parler à Mlle Vosgien, dis-je.
Mon interlocutrice abandonne aussitôt le portugais pour me dire en français que Mlle Vosgien est sortie. Je déclare alors que je suis un ami à elle et que nous sommes convenue de dîner ensemble, en vertu de quoi je vais passer la chercher. La femme me répond « très bien » avec autant d'enthousiasme que si on lui annonçait qu'elle va devoir se faire retirer un calcul de six cents grammes des rognons.
M'est avisqu'il s'agit de la vieille secrétaire fidèle dont m'a parlé Carole.
Je raccroche et fais une bibise à Félicie.
— Voilà de l'argent, m'màn, balade-toi et va dîner dans un coin chic. Il y a une churrascria dans la rue derrière l'hôtel où l'on peut manger, paraît-il, toutes sortes de viandes grillées.
Elle me dit de ne pas m'inquiéter pour elle et me demande combien vaut un escudeo». Je lui réponds que cela s'appelle un cruzeiro et qu'on en a environ quatre pour un franc.
En bonne patriote, Félicie est flattée de savoir sa monnaie nationale plus forte que la monnaie brésilienne.
Là-dessus, ma montre annonçant sept plombes passées, je la quitte pour aller chercher la bagnole que l'hôtel vient de me louer à un office spécialisé. C'est une simple Volkswagen décapotable de couleur claire dont le moteur trop loué n'est plus digne d'éloges[12]. Le portier m'explique où se trouve San Conrado, la banlieue où demeure Martial Vosgien.
On suit pratiquement le bord de mer tout le long du parcours. Après Copacabana, la ville s'achève par des quartiers bizarres, très hybrides, où des constructions modernes s'élèvent parmi les bidonvilles. Et puis c'est la campagne verte, avec plein d'arbres exotiques. Et la montagne rocailleuse où s'agrippent de véritables cités miséreuses, composées de cabanes au toit de tôle et aux murs de terre, qu'ici on appelle des favelles. D'étroits boyaux desservent ces villages où nul Blanc ne pénètre. Quelques-unes de ces favelles possèdent l'électricité, et l'on voit fourmiller des antennes de télévision sur les huttes. Les compteurs électriques sont groupés à l'extérieur de l'agglomération, et rien n'est plus ahurissant que cette forêt de poteaux supportant chacun une demi-douzaine de boîtes à compteur.
Le soir tombe et la lumière devient violette. Les bidonvilles forment des grappes de lucioles suspendues dans l'air capiteux. Au bout d'un quart d'heure de route, j'atteins San Conrado. C'est à peine un village, plutôt un carrefour où l'on trouve quelques churrascarias en plein air et un poste d'essence. Sur le flanc de la montagne, une immense favelle étage ses lumières papillotantes, tandis qu'en bas de riches propriétés de style colonial, avec des pelouses bien ratissées, des haies épineuses, des palmiers, des tennis, des clubs hippiques, un golf, donnent à la campagne un air d'Angleterre bien léchée. Le Brésil est un patelin de véritable démocratie, les gars. Riches et pauvres voisinent le plus naturellement du monde. Les guenilleux lisent leur journal sur les marches des palaces.
Ici, la seule forme de racisme est imposée par les habitants des bidonvilles qui s'isolent délibérément dans leurs retraites puantes et inviolées.
C'est, en réalité, une ségrégation de mœurs. Eux veulent vivre en marge des lois et n'accepter de la civilisation que ce qui leur convient. A cause des favelles, le Brésil n’est pas recensable. Il ne deviendra une grande nation que lorsqu'il aura exterminé ces termitières, mais le pittoresque y perdra, comme toujours quand s'avancent les bulldozers du progrès.
Eh ! dites donc, les mecs, ne venez pas dire que je vous documente au chiqué ! Je joue si tellement bien les cicérones que j'en reste bleu ! Michelin ligote cette page, d'autor il m'engage pour que je lui ponde un guide à grand spectacle, avec planches en couleur !
La crèche de Vosgien se nomme « Doce de Jaca », ce qui est, paraît-il, le nom du fruit du jaquier, arbre commun au Brésil. Il ressemble a une énorme éponge jaune, grosse comme un ballon de basket et pousse contre le tronc de son arbre. C'est une espèce de vilaine tumeur qu'on prend pour quelque champignon monstrueux au début, ou pour un formidable nid de guêpes. C'est mou et douceâtre, un peu gluant aussi.
Je m'arrête à la station d'essence et je demande au pompiste dans un portugais de manuel de conversation usuelle où se trouve « Doce de Jaca ». Le gus me désigne un chemin sur la droite et m'annonce que c'est la deuxième propriété à droite. Je lui dis obregado, merci, cloque un billet rose praline dans sa main noir anthracite et m'engage sur la voie privée avec un très léger pincement au cœur. Ça me trouble un peu de songer qu'un type aussi éminemment parisien que Vosgien a passé des années d'exil dans ce coin perdu.
En tout cas, sa maison est très agréable. C'est une construction blanche, précédée d'une large véranda à colonnettes et entourée d'un grand jardin aux essences rares. J'actionne la cloche, mais déjà le bruit de l'auto a alerté les occupants, et un gros type en chemise blanche à manches courtes s'avance vers le portail, un gros chien-loup sur les talons. Au premier coup d'œil on s'aperçoit que ce digne homme est de la race des mercenaires. De ceux qui sont prêts à se battre n'importe où et pour n'importe qui pourvu qu'on leur paie le voyage. Il a le front large et bas, couronné de cheveux crépus, les oreilles collées, le nez barré d'une cicatrice, la lèvre épaisse, du muscle partout, un peu de brioche due aux fortes rations de gnole et cet air systématiquement hostile des gens dont le métier consiste à faire mal aux autres.
Son regard faussement assoupi (parce que bouffi) me pourlèche de la tête aux pieds.
— Salut ! dis-je avec un maximum d'entrain dans le ton, je suis attendu par Mlle Vosgien.
Il opine et m'ouvre sans proférer un mot. Un doute me prend concernant sa nationalité. Ce cosaque du bedon est-il français ? Il me semble que, morphologiquement oui, mais encore ?
Il relourde à clé derrière moi et m'entraîne en direction de la maison. Seulement, lorsque nous parvenons à la hauteur du perron, au lieu de le gravir, il poursuit son chemin. Je me dis que mamz'elle Pimbêche doit cueillir des ananas dans le potager pour la soupe du soir, et je continue de lui filer le train. Nous contournons la maison et je découvre un petit pavillon annexe derrière les communs. Qu’est-ce qu’elle peut bien fiche dans ce cagibi, Chochote ?
Le gros ouvre la porte de la petite construction et s'efface pour me laisser entrer. Je coule un œil par-dessus son épaule et je constate deux choses : la première, c'est que le local en question est une buanderie, la seconde, c'est qu'il est vide.
— Eh bien, quoi ? je demande.
— Entrez ! ordonne sèchement, mais en français, le gorille.
Je me pince le nez entre le pouce et l'index.
— Dites donc, vieux, murmuré-je, je crois qu'il y a maldonne ; je suis un ami de Carole Vosgien, pas son blanchisseur !
J'ai pas le temps de piger qu'il a un colt dans la pogne. Il en tourne obligeamment la gueule noire vers moi.
— Vite ! ajoute-t-il.
Je commence à la trouver plus que saumâtre. Je ne m'attendais vraiment pas à un accueil si somptueux. Comprenant que je n'ai pas intérêt (pour le moment, du moins) à faire de l'obstruction, je pénètre dans la buanderie. Des odeurs de savon et de linge mouillé flottent dans la pièce carrelée.
Le gorille m'a suivi. Il relourde posément, donne un tour de clé et file la clé dans la poche de son pantalon.
— Simple vérification par mesure de précaution, annonce le cher homme.
Je rigole carrément.
— Dis donc, mon pote, tu ne crois pas qu'il aurait mieux valu les exercer avant la disparition de Vosgien, tes vérifications ? Je suppose que tu es son garde du corps, non ? Si oui, je ne te fais pas mon compliment ; je me demande si tu serais seulement capable de surveiller du lait sur le feu !