— Tu ne voudrais pas dire une insurrection ?
— C'est bonnet-blanc, blanc bonnet, balaye le Majestueux.
J'ai tout à coup un mauvais goût dans la bouche. Je comprends que j'ai eu tort de me laisser aller à mon humanisme. Le Vieux, lui, se gaffait que ça pouvait avoir de redoutables conséquences, la fuite de Vosgien.
— Tu as des détails sur cet attentat ?
— Ça devrait se passer après-demain, pendant que le Grand visitera les nouvelles usines anatomiques de Barbu-le-Vicomte.
— Après-demain ! m'égosille-je.
— Selon la vieille guenon, oui. Tout serait prêt pour…
— Et Vosgien ?
Béru se gratte la nuque.
— C'est là qu'il y a comme un défaut, murmure-t-il, selon t'eux, il aurait disparu la veille du jour où qu'il allait s'embarquer à la sauvette. J'ai eu beau me permettre d'insister, ajoute-t-il en se massant la main, ils n'ont pas voulu en démordre. L'ami Martial devait aller, dans un bled résidentiel des environs de Rio qui s'appelle Petropolis. Il prenait une chambre au palace du patelin, s'y enfermait et dans la nuit, sortait par une porte de service. Là, une camionnette de livraison l'emmenait sur un point de la côte, où qu'un cargo espago le chargeait pour le conduire à Las Palmas, d'où un, avion particulier le chopait et allait le déposer dans la région parisienne.
— Et pourquoi avait-il changé de physionomie puisqu'il se savait surveillé ? C'était une précaution superflue !
Le Gros rigole.
— Ça aussi, mon pote, je m'ai fait espliquer. Paraît-il qu'un copain du groupe occupait dejà l'hôtel de Petropolis. Il devait prendre la place de Vosgien pour qu'on s'aperçusse pas de sa disparition tout de suite. Paraîtrait qu'une fois teint en blond et avec quelques bricolages, Vosgien ressemblait assez à cet ami pour que les anges gardiens, de loin, puissent s'y tromper. Ce qu'ils voulaient, tous, c'était qu'en France on ne susse pas sa disparition immédiatelet, afin que nos services paniquent pas.
« Tu comprends, Vosgien s'est bricolé plusieurs jours avant, justement pour que les agents français repèrent bien sa nouvelle frite. Pas mal combiné, hein ?
Je réfléchis passionnément. Dans le fond, il a raison, Bibendum. La brutalité est payante. La garce de Staube et le salopard de Valéry se seraient bien gardés de m'affranchir, et pour cause !
— Tu penses qu'ils étaient sincères quand, ils t'ont dit que Vosgien avait réellement disparu ?
— Oui, fait Bérurier avec conviction. Je les avais rendus très sincères, crois-moi.
— Alors, si tout cela était si dûment préparé, qu'est-ce qu'il est devenu, Vosgien ?
— Ils l'ignorent. Ils croyaient que les barbouses françaises étaient au parfum de l'attentat et l'avaient enlevé ; mais depuis notre intervention, ils donnent leur langue au greffier.
— Et l'attentat, il a été annulé ?
— Paraîtrait que non ; car tout est prêt, manque pas un bouton de guêtre à leurs bombes !
— Bonté divine ! Il faut alerter le Vieux d'urgence !
— C'était bien mon intention, affirme le Gravos, mais j'aperçois pas d'appareil téléphonique dans ce cachot !
— On ne va pas y moisir longtemps, j'ai fait le nécessaire. A propos, qu'est-c’est que tu maquillais chez Freitas ? Et comment avais-tu eu son adresse ?
Comme Béru s'apprête à me répondre, on entend claquer une porte et le flic au front bombé s'avance dans le couloir d'un pas rageur. Il a pas traîné pour aller récupérer le cadavre. Il se plante devant la grille, les jambes écartées, les mains aux hanches, dans l'attitude du conquistador vainqueur.
— Vous vous êtes moqué de moi ! me crie-t-il. Mais ça ne se passera pas comme ça !
Je trémole :
— Qu'est-ce que vous dites ?
— Je viens de l'endroit indiqué. J'ai bien vu l'hacienda, mais il n'y avait aucun cadavre aux environs !
— Vous avez dû vous tromper de route, protestai-je.
— Taisez-vous ! J'ai trouvé des traces de voiture, un mouchoir dans l'herbe. Mais pas de cadavre, vous m'entendez ? Pas de cadavre !
Il pointe un doigt vengeur dans ma direction.
— Ça va vous coûter cher, très cher ! Pour commencer, je vous inculpe de meurtre, d'espionnage, de… de…
Il s’étouffe.
— Je vous donne ma parole d'honneur que je vous ai dit la vérité ! m'égosillé-je. Allez au Copacabana Palace, demandez après Mlle Vosgien, elle vous confirmera mes dires ! Et vous pourrez voir à son cou les traces que votre ennemi public y a pratiquées avec larme du crime, précisément !
— Silence ! éructe le primate. Silence ! Vous êtes tous des espions en cheville avec cette bande Vosgien que mon gouvernement a eu la faiblesse d'héberger ! Après-demain, je passerai l'affaire à nos services de contre-espionnage qui vous mettront sur le gril ! Ils sauront vous faire parler, eux !
— Après-demain ! gémis-je…
— Oui, car demain, le carnaval débute, ça vous donnera du temps pour réfléchir.
J'échange avec le Mahousse un regard déprimé. L'un et l'autre nous avons la même pensée : l'attentat qui s'élabore en France.
— Ecoutez, chef, soupiré-je d'une voix pathétique, il faut absolument que vous joignez l'ambassade de France. Je dois parler d'urgence avec quelqu'un de notre corps diplomatique, sinon il se passera des choses graves, dont la portée est incalculable !
Pour toute réponse il éclate de rire. Il n'a pas digéré son faux espoir de prime, King-Kong. Il se voyait déjà enfouillant les cinq cent raides ; il avait déjà changé sa bagnole et son poste de téloche par la pensée. La déception le rend dingue.
— Eh bien, on lira ça dans les journaux, espèce de crapules ! Faux policiers ! Espions ! Assassins ! Menteurs !…
Il tousse, s'ébroue et disparaît dans une quinte de toux en tapant des talons.
— Qu'est-ce qu'elle est devenue, la carcasse d'Apucara, hein ?
— Tu disais bien que t'avais fait le nécessaire pour arranger les bidons, non ? demande doucement le Dodu.
CHAPITRE VII
J'ai connu un gars tellement rapide qu'il arrivait à jouer au ping-pong tout seul. M'est avis que je le bats, cérébralement du moins en ce moment.
Une volonté sauvage de filer de là m'anime. Je dois coûte que coute (et il va en coûter) prévenir le Vieux de ce qui se trame ! On ne va pas recommencer le coup de Dallas quand même ! Le monde porte encore en son flanc les séquelles de cet attentat. Si on bousille les chefs d'État, y a plus d'avenir possible !
Béru a retrouvé sa gravité. Il sent que l'heure est critique.
— Bon ; soupire-t-il enfin, il va falloir les mettre par le doyen du bord[23]. Quelle heure t'as-je ?
— Trois plombes, Gros !
— Si on joue la belle, faut que ça soye cette nuit, car, au jour, le poste va grouiller de mathons.
C'est également mon avis.
— Ils n'ont pas l'air nombreux en ce moment, assuré-je, on sent que le Carnaval les travaille.
— Comment s'y prenons-nous ? demande Sa Majesté, qui reconnaît la suprématie de mon esprit inventif sur le sien.
— Bouge pas, Pépère, je suis en plein phosphore.
— T'en deviens lumineux comme un ver luisant, gouaille l'Hénorme. La combustion se fait bien, oui ?
Je mate une longue traînée de jaune d'œuf sur la cravetouse du Gros. J'sais pas comment il se débrouille, Béru, pour avoir en permanence du jaune d'œuf sur ses fringues !
Ça remue quelque chose dans les méandres de mes cellules grises. Je me dis qu'au Brésil ça n'est pas comme en France. On ne retire pas leur cravate, leur ceinture et leurs lacets aux gars incarcérés. Et, une constatation amenant une suggestion, une suggestion me branchant sur un plan, je finis par construire du neuf et du déraisonnable.