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Belle Isabelle, belle Isabelle, ô belle Isabelle ! dit la chanson.

Pour être belle, elle l'est, Isabel ! Quel panorama, ma doué ! Je me place juste derrière elle, presque contre elle. Elle porte une robe jaune clair qui la moule (de Bouzigues) admirablement. J'aurais envie de lui exprimer mon admiration, tant celle-ci est vive, mais c'est cependant au type qui se tient à son côté que je m'adresse.

— Eh bien, monsieur Vosgien, on se convertit au macumbisme, à c't'heure ?

L'homme a un tressaillement. Il rentre sa tête dans ses épaules comme s'il redoutait une décharge, mais comme rien ne vient, lentement il coule un œil par-dessus son bras gauche. Nos regards se prennent, se pénètrent, se jugent. Il s'agit bien de Martial Vosgien.

— Alors, le Brésil a été plus fort que la politique ? chuchoté-je.

Isabel lui a pris la main, comme si elle voulait le protéger. Poignant, ces deux mains aux doigts emmêlés ! C'est beau, ça vous picote les yeux. Je pige tout. Dix doigts qui se malaxent me racontent l'affaire de A jusqu'à Z mieux que n'importe quel rapport « circonstancié ».

— Rassurez-vous, m'empressé-je d'ajouter, je ne vous veux aucun mal, Vosgien. Personne ne saura que je vous ai retrouvé. Je ne suis ni une barbouse ni un de vos partisans, et pas davantage un maître chanteur. Seulement un homme qui voulait savoir la vérité.

Il me regarde franchement, cette fois. Je lui trouve un air à la fois heureux et fatigué ; il a l'expression d'un homme qui, après une course harassante, a fini par trouver un havre de grâce.

— C'est beau le Brésil, n'est-ce pas, Vosgien ? Bien plus beau que la politique et les attentats. Les femmes et les papillons sont plus merveilleux ici que partout ailleurs. Je parie que c'est en chassant les papillons que vous avez changé de mentalité. Progressivement, votre action vous a semblé inutile, puérile même. Vous avez compris que vous n'aviez encore jamais vécu pour vous, mais pour une cause ou pour les autres. Votre femme ne vous aime pas. Votre fille vous ignore pratiquement. Votre secrétaire est une espèce de geôlier acerbe ; et tous vos pieds nickelés ressemblent plus à des gardiens qu'à des gardes du corps ! Alors vous avez enfin décidé de vivre pour vous. C'est l'amour d'Isabel qui a tout déclenché et, aussi, l'imminence de l'attentat contre qui vous savez. Vous vous êtes dégonflé. Et dégonflé au point de ne pas même avoir le courage de vous dégonfler officiellement. L'unique solution ? Disparaître pour tout le monde ! Alors, avec l'innocente complicité de Mme Buisson, vous avez laissé agir Isabel. Je vais vous dire une chose, Vosgien : je vous comprends et vous approuve. Vous venez de choisir le seul vrai chemin qu'il vous restait à prendre : celui de l'amour. Je sais pourquoi vous assistez à cette cérémonie et pourquoi vous vivez — je le suppose — dans la puanteur de cette favelle : afin de devenir absolument, totalement quelqu'un d'autre. Bravo, Vosgien ! Votre équipe de dynamiteurs va se disperser peu à peu, rentrer en France et dans le rang. On vous oubliera, soyez tranquille. On conclura que vous avez été assassiné quelque part dans l'immense et angoissant Brésil. Un jour, un dégourdi en mal de copie écrira des bouquins sur votre aventure, et vous y serez sublime car elle n'aura pas de fin. La plus belle chose qui puisse arriver à un héros, c'est de disparaître tout à fait. Ça le branche directement sur sa légende. Soyez sans crainte, je ne parlerai jamais. Moi aussi je reste anonyme, c'est un cadeau que je vous fais. Je vais m'en aller en espérant que vous serez enfin heureux, Martial Vosgien. Vous avez tout ce qu'il faut maintenant pour l'être.

Il me fait face. Il voudrait parler, mais il ne peut pas, car il chiale ; et moi aussi. Sa main lâche celle d'Isabel et se tend vers moi. Je la presse.

— Merci de me croire, dis-je, et à jamais, vieux Bayard fatigué !

* * *

— Mais où que t'étais été ? demande Béru.

— Aux cagoinsses, mon pote !

— En pleine cérémonie ?

— La nature, comme l'Eglise, a ses commandements, plaidé-je. Allez, zou ! barrons-nous, j'en ai classe.

Il me croit devenu frapadingue.

— Dis, San-A., t'aurais pas chopé une crise de palladium[25] dans cette ménagerie ? T'as des vapeurs, mon gamin ! Juste comme on va p't'être avoir de l'information, v'là que tu veux plier la tente !

— Je crois que je viens d'être touché par la grâce, Gros. Je me suis dit exactement ceci nous n'avons pas retrouvé Vosgien, mais nous avons — grâce à ton zèle — prévenu un terrible attentat. Ce faisant, nous nous sommes drôlement fourrés dans la pestouille. Essayons de nous en sortir au lieu de continuer un rodéo ridicule dans ce pays déroutant. Mate un peu ces guignols en transes et dis-moi si on peut logiquement enquêter dans un tel bouzin ! Si tu veux mon avis : Martial Vosgien en a eu sa claque de sa guérilla et il a dit bye-bye à tout le monde. Alors, faisons comme lui, camarade !

— Ecoute, proteste Béru, on pourrait tout de même, vu qu'on est là…

— Ballepeau ! On rentre, c'est un ordre !

— T'en as de suaves, rentrer z'où ? On a toute la flicaille de Rio au panier !

— On va retourner à l'hôtel !

Il s'effare, sincèrement alarmé pour ma raison.

— Mais t'as le cervelet qui saigne du nez, mon pote ! Ils ont inverti l'hôtel, les roycos, tu t'en gaffes bien !

— Nos chambres ont été fouillées. C'est le seul endroit où ils ne viendront pas nous chercher.

— Et dans l'hall de l'hôtel, ils ont pas placé des poulagas derrière chaque pot de fleurs, non ? Et le personnel de la Cabane Kopa Palace, il nous connaît pas, p't'être ?

— J'ai trouvé le moyen d'entrer peinardement, et même de dire bonjour aux flics en faction sans le moindre risque, mon petit chou.

Ça le méduse, comme eût dit Géricaut.

— Toi ? fait-il, en plein office, alors que le prêtre est, précisément en train d'égorger un poulet à l'intention de San-Antonio de Padova, mon patron.

— Moi, réponds-je.

— Ça te la sectionne, hein, mon vieux Casanova de bal musette ! Fais ce que je te dis, et tu vas la retrouver, ta Fernande, avec la manière de t'en servir.

Ça finit par le décider.

Le temps de murmurer à Mme Buisson que « merci beaucoup de votre obligeance, mais il se fait tard et je crains que madame ma mère ne supporte pas très bien cette ambiance », et on dehote sans que je virgule un seul regard en direction de Vosgien.

Une fois dehors, sous la pluie qui commence d'intermitter, Félicie, accrochée à mon bras, me murmure entre deux bourrasques :

— J'espère que cet homme trouvera la paix du cœur, mon grand.

Je la dévisage. Elle a pas les yeux dans son aumônière, m'man.

— Il m'a l'air de la chercher, en tout cas, dans la bonne direction, je lui réponds.

CHAPITRE X

Huit plombes ! Le soleil est revenu et le Pain de Sucre étincelle au soleil.

Nous venons de quitter le magasin de l'amusante, de l'hospitalière Mme Buisson après y avoir éclusé moult cafés (du Brésil) pendant que m'man allait effectuer certaines emplettes dont je vous causerai plus loin.

Notre taxi se fraye difficilement un chemin dans les rues envahies par les travestis. Car c'est le carnaval qui démarre, qui explose, qui affole ! On voit déferler des groupes de gars vêtue d'extraordinaires costumes et qui se trémoussent déjà au rythme des trompettes, des sonnailles et des tam-tams. Les mecs de Rio économisent toute l'année pour se payer les beaux atours de leur carnaval, ils ne vivent que pour lui, voilà pourquoi le carnaval de Rio est unique au monde. Il est mystique. Il est religieux. C'est un acte d'amour.

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25

Nous nous perdons en conjonctures. Béru a-t-il voulu dire paludisme ou délirium ? (Note de l'Éditeur.)