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— Faudra prendre un quinze mètres.

— Oui, bien sûr ! Merci monsieur Aparicio !

Il ne m’a jamais offert un café et nos échanges sont pour ainsi dire restés cantonnés aux questions météorologiques. Je lui suis doublement reconnaissante. D’abord de n’avoir jamais ergoté sur le drame (y compris le jour où la brigade a effectué l’enquête de voisinage) et ensuite de ne pas s’être substitué à moi en tant qu’arroseur. J’ai acheté un excellent tuyau extensible avec embout universel et pistolet réglable de façon à doucher de loin. Aparicio le fixe lui-même au robinet de l’évier et le dévide avant mon arrivée. Il pourrait s’en occuper à n’importe quelle heure et se libérer de la servitude de nos rendez-vous. Il a dû sentir le fétichisme qui me lie à cette tâche et l’a toujours respecté. Depuis son délogement, Eduardo s’était emmuré dans une morosité hostile. Il errait d’un meuble à un autre, tapi dessous ou collé dans les coins d’ombre. Il acceptait quand même de manger et Pierre avait réussi à lui refiler les derniers comprimés de Revigor 200 écrasés dans du pâté de thon. En rentrant chez nous, la veille de notre équipée à Sucy, j’ai assisté à cette scène : la canne à pêche était animée depuis l’intérieur des chiottes. Dans le couloir, Eduardo suivait mollement des yeux les caprices de la queue léopard. À ma vue il a fui, tandis que Pierre, assis à poil sur la cuvette, concentré sur son échiquier magnétique et l’étude correspondante, continuait d’agiter la canne d’une main. À Deuil-l’Alouette on a un Raminagrobis qui fait chats et chiens. Pour emmener Eduardo chez la mère de Danielle, j’ai acheté une cage de transport en plastique rigide. J’ai pris la middle à trente-neuf euros pour qu’il soit plus confortable. Dans l’entrée, tout était prêt. Le sac en toile de Jean-Lino avec tous les accessoires, y compris le tee-shirt, la bassine de litière, la caisse flambant neuve, grille ouverte n’attendant que son occupant. Dès qu’il l’a vue, Eduardo a exécré la cage de transport. Il a voulu s’enfuir mais Pierre l’a agrippé en me criant, ferme les portes ! Il l’a positionné devant l’ouverture en essayant de le maintenir. On le poussait, le chat résistait, les pattes avant rigides et sur-tendues, il glissait un peu sur le parquet, la cage reculait en même temps. On tentait de le convaincre en lui parlant, je crois même qu’on s’est fendu de quelques mots italianisés. Eduardo cherchait par tous les moyens à se dégager, se tortillant, mordant les bras de Pierre qui m’engueulait. Une ou deux fois il l’a lâché et on a dû tout recommencer. On a mis des jouets dans la caisse, on a mis le diffuseur Feliway, des croquettes. Le chat se foutait de tout. Après vingt minutes de lutte épuisante, Pierre a eu l’idée de mettre la caisse en position verticale, grillage vers le haut. En nage, excédé, il a attrapé Eduardo et l’a versé verticalement, la tête la première dans l’ouverture. Il y a eu un moment surnaturel quand j’ai vu que la tête et les pattes avant étaient entrées. Pierre tenait la cage, il m’a dit, aide-le, aide-le ! Je l’ai enfoncé comme j’ai pu en fermant les yeux. On a refermé la grille subitement. La cage était jonchée de croquettes écrasées, Eduardo criait, mais il était à l’intérieur.

La tante ne m’a pas reconnue. Elle était assise, à côté de son déambulateur, avec un bavoir autour du cou, dans un réfectoire annexe, sans fenêtres, seule devant une assiette de poisson et de pommes de terre écrasées. Je ne m’attendais pas à la trouver à table à dix-huit heures. Il me faut un grand effort pour surmonter cet horaire terrifiant. Pour moi c’est une façon de se débarrasser des gens. On ne peut faire dîner à cette heure-là que des gens vulnérables qu’on voudrait fourguer au lit (à l’hosto on s’y trouve déjà). Je me suis présentée, j’ai dit que j’étais venue déjà avec Jean-Lino. Elle m’a regardée avec application. Il y a une certaine autorité glaçante dans le regard des vieux parfois. Elle s’appelait Benilde. J’avais su son nom à la réception, Benilde Poggio, mais je n’osais pas le prononcer. À l’accueil on m’a dit, ah la dame des Dolomites ! Je connais les Dolomites à travers Dino Buzzati. Denner lisait Montagnes de verre, des portraits d’alpinistes, des pleurs sur l’endommagement de la nature. Sur les pentes où il n’irait plus. C’était pour ainsi dire son livre de chevet. Il m’en lisait des chapitres à haute voix. Certains étaient des chefs-d’œuvre. Je me suis rappelé un texte écrit au moment de la conquête de l’Everest. Dans le vieux château fort, en haut de la plus haute tour, il restait encore une petite salle où personne n’avait jamais pénétré. On a fini par ouvrir la porte. L’homme est entré, et il a vu. Il n’y a plus aucun mystère. La dame des Dolomites a de longues mains épaisses et un peu calleuses. Les doigts bougent ensemble comme s’ils étaient collés. Avec sa fourchette, elle décortiquait le poisson qui était déjà décortiqué. J’ai demandé si je la dérangeais. J’ai dit, vous voulez peut-être dîner tranquillement ? Elle a fait un tapis avec les pommes de terre qu’elle a porté à sa bouche. Il m’a semblé que sa tête était moins agitée que la dernière fois. Elle mâchait en m’observant. Il lui arrivait de porter le bavoir à ses lèvres. Je me suis dit que le coiffeur avait forcé sur le mauve. Et sur la frisure. Ils devaient avoir un coiffeur dans l’hospice. Je ne comprenais plus ce que je faisais là. À quoi rime ce délire de bienfaisance qui consiste à visiter une femme inconnue qui ne sait même pas qui vous êtes ? Elle portait un long chandail avec des poches. Elle a tripatouillé dans l’une d’elles et en a sorti un petit sachet de plastique fermé d’une cordelette qu’elle m’a tendu. Dans une langue inconnue, elle m’a dit de le sentir. Ça sentait le cumin. C’est du cumin ? j’ai dit. Si, cumino. Elle voulait que je sente encore. J’ai dit que j’aimais beaucoup le cumin. Et aussi la coriandre. Elle a voulu que j’ouvre le sachet. Le nœud était assez serré et elle ne pouvait pas y arriver avec ses doigts ankylosés. Quand je l’ai ouvert, elle m’a fait signe de verser un peu de cumin dans le creux de sa main. Par tremblements, elle indiquait qu’il n’en fallait qu’une pincée. Elle m’a encore fait sentir les graines dans sa main et elle les a versées en riant sur le poisson. J’ai ri aussi. Elle a dit quelque chose que je n’ai pas compris complètement mais j’ai saisi au passage le prénom de Lydie. Et j’ai cru comprendre que c’était Lydie qui avait offert ce sachet. Je n’avais jamais fait le rapport entre la tante et Lydie. Quelle stupidité. C’était la femme de Jean-Lino, comment n’aurait-elle pas connu la tante ? Elle a mis devant moi, avec la cuillère, le yaourt au citron qui était préparé sur le plateau. On entendait des bruits de voix dans le corridor, des bruits de portes, d’éléments roulants. Sans qu’on puisse dire pourquoi c’étaient des sons du soir. Des sons clos qui n’allaient rebondir nulle part. Je pensais à la visite que nous avions faite avec Jean-Lino, quand elle avait parlé de ses poules qui rentraient et se mettaient partout dans sa maison. Cette fois-ci la tante ne parlait pas des poules, ni des cloches. Elle avait pris le pli d’autres habitudes loin de la vie des montagnes, à mille lieues des grandes ombres qui enflent et se recroquevillent. Elle s’était faite aux murs lisses avec leur rampe en bois, elle acceptait de voir fondre le temps n’importe où.