Выбрать главу

Buzzati voyait dans l’immobilité des montagnes leur attribut suprême. La raison, selon moi, c’est que l’homme tend à un état de tranquillité absolue, écrit-il. Etienne Dienesmann avait marché avec ses enfants sur les sentiers empruntés autrefois avec son père. Ils pique-niquaient au pied des mêmes parois. Ils levaient leurs yeux sur la même succession de crêtes. Le père disparu, tout restait en place dans une froideur limpide. Chaque été, au milieu des rires, il sentait son inimportance. Il avait fini par la ressentir sans amertume.

Cher Jean-Lino, avant de vous faire partager mes élucubrations sur le destin des objets, vous devez savoir qu’à Sucy-en-Brie chez la mère de Danielle (vous l’avez rencontrée, la documentaliste qui revenait de l’enterrement de son beau-père), Eduardo serait devenu sympathique. C’est le mot qui a été employé. Est-ce que les bêtes changent de nature ? J’opterais plutôt pour l’ajustement secourable de deux êtres en deuil. Je sais que vous vous en êtes inquiété et qu’on vous a tenu au courant de son transfert. Aux dernières nouvelles, il passe ses journées sur le rebord d’une fenêtre de rez-de-chaussée, comme les vieillards dans les villages du Sud qui observent la vie se dérouler du pas de leur porte. Lui surplombe un lopin terreux où de vrais oiseaux et de vraies souris folâtrent en toute sécurité, car contrairement aux craintes de sa nouvelle maîtresse il ne quitte jamais sa margelle. À défaut d’en être fier, soyez en tout cas tranquille à son sujet. Ma mère est morte le mois dernier. J’ai trouvé chez elle, dans une boîte, le casse-noix que j’avais fabriqué quand j’étais en cinquième. Pendant une année expérimentale, les filles avaient eu accès aux ateliers fer et bois du lycée de garçons. Aucune n’avait choisi fer, mais avec quelques autres on s’était précipitées au bois pour échapper à couture. Le prof était un Chinois avec une perruque, un cinglé. On finissait un quart d’heure avant l’heure pour avoir le temps de ranger au cordeau les instruments. Si la varlope dépassait du casier de quelques millimètres, il hurlait et filait des taloches aux mecs. L’année presque entière avait consisté en la confection d’un casse-noix. Les garçons faisaient un modèle à double plateau, un genre de presse, les filles un modèle champignon. Le mien était bicolore avec un chapeau qui ressemblait à un gland, peint en marron foncé. Avant de l’offrir à mon père, j’avais ajouté des noix dans l’emballage. Au départ, en voyant l’objet, il s’était exclamé, c’est une bite ton truc ! Et puis il a été épaté quand il a vu que ça fonctionnait. Mon père aimait les outils et respectait l’ouvrier. Il montrait le casse-noix à tout le monde, c’est-à-dire à sa sœur Micheline et consorts, plus un ou deux collègues qui venaient boire un coup à la maison de temps en temps. Il voulait savoir comment j’avais fait le filetage de la vis, si j’avais utilisé un taraud. Il disait, passez-moi la bite d’Elisabeth et il faisait la démonstration avec tout ce qui avait une coque. Il disait, bonne rotation, brisure en douceur, cerneau impeccable. Ça ne me gênait pas qu’il dise la bite, ça me faisait rigoler même. Ça avait duré un petit moment jusqu’à ce qu’on oublie le casse-noix. Il a dû rester encore un peu dans la cuisine sur une assiette à fruits et puis il a disparu. Je n’aurais jamais pensé qu’il subsistait quelque part. Je n’en avais même plus le souvenir. À présent il est aligné devant moi, à côté d’un poivrier récent. Il paraît étonnamment à son aise. Pourquoi certains objets périclitent et d’autres pas ? Quand on a vidé l’appartement de ma mère, si ma sœur avait ouvert la boîte à chaussures, elle l’aurait balancé sans hésiter avec les autres vieilleries. Lydie croyait à la destinée des choses. Serait-ce si impossible après tout que le quartz rose de son pendule se soit présenté à elle ? (Je dois vous dire en passant que je ne suis pas loin de demander dans les restaurants, et aussi chez le boucher — où je vais de moins en moins —, si les poulets ont voleté, les cochons pataugé, etc. de même que je ne supporterai plus jamais de voir une bête en situation d’attraction depuis que je reçois les bulletins de son association.) Jean-Lino, nous n’avons été capables, en dépit du feu vert du juge, que d’échanger des mots brefs et de mon côté atrocement compassés, malgré mes efforts en sens inverse. Aucune de mes lettres, je veux dire inspirée par un élan authentique, n’est jamais partie et aucune n’a pris son essor. Il m’a été jusqu’ici impossible de trouver le ton juste. Je suis partie du principe que je n’enverrais pas celle-ci non plus. Donc je m’adresse à vous librement, comme nous l’avons toujours fait, sans m’inquiéter de l’inégalité qui régit nos conditions, ni de votre état d’esprit. Je peux aussi bien délirer sur un casse-noix ou vous avouer par exemple que durant les premiers temps de mon retour (mon retour !), il m’a fallu lutter contre le sentiment d’abandon et la morosité qui s’abat quand un laps de temps s’achève et se referme. Plus de Manoscrivi au-dessus de nos têtes. Les Manoscrivi au cinquième c’était l’ordre familier des choses. Je sais combien cela peut sembler risible en relation avec les nouvelles du monde. Mais ce qui a disparu avec vous est un bien invisible, auquel on ne pense pas, c’est la vie qui va de soi.

On s’est mis au balcon pour voir l’arrivée du fourgon et des voitures de police. À vrai dire la moitié de l’immeuble était à la fenêtre. Je me suis penchée et j’ai regardé en hauteur. Aparicio était là lui aussi. Il s’est reculé aussitôt, gêné qu’on l’aperçoive. La reconstitution était prévue à vingt-trois heures. L’horaire nocturne étant censé respecter les conditions originelles. On nous a fait savoir également que nous devrions remettre la tenue que nous portions lors des faits. J’ai étalé le caleçon et l’assortiment Kitty sur le lit, comme des costumes disposés pour une représentation. Une dizaine de personnes sont entrées dans l’immeuble dont une femme qui portait une sacoche et une petite table pliante. Jean-Lino est sorti du fourgon entre deux flics en uniforme, les mains menottées. Le revoir, d’en haut, dans le blouson Zara et avec le chapeau des courses m’a bouleversée. J’ai eu le sentiment d’une gigantesque erreur. Du point de vue de la mort et de l’univers, tel qu’il m’a semblé soudain voir les choses depuis ma rambarde, tout ce tralala d’affairement autour d’un homme inoffensif entravé et redéguisé en lui-même m’a sauté aux yeux comme une farce grotesque.

Le juge d’instruction a voulu commencer par ce qu’il a appelé lui-même la sortie de la fête. Pour cette première séquence, il a trouvé inutile qu’on s’habille comme il y a trois mois. La greffière était assise sur le palier, à sa table pliante, devant un petit PC portable. Cliché numéro un, a dicté le juge, Policière tenant le rôle de madame Gumbiner. Une femme minuscule aux cheveux frisés a posé, les bras collés au corps dans une veste à basque trop large. Jean-Lino se tenait tout aussi empaillé devant l’ascenseur en chemise parme et cheveux raccourcis. Il était démenotté. Il m’a paru plus jeune. De nouvelles lunettes passe-partout à montures métalliques le rafraîchissaient. La porte de la cage de service était ouverte. Une partie des flics campaient dans l’escalier. Sur le palier j’ai reconnu le directeur d’enquête du 36 et un des flics du hall lors de l’arrestation. Le juge a voulu savoir dans quel ordre s’était effectuée la sortie. Aucun de nous trois n’a été capable de s’en souvenir. Après un léger cafouillage, il a été vaguement admis que Lydie avait franchi la porte en premier, derrière les El Ouardi qui n’étaient pas dignes d’être matérialisés. Le juge a positionné le nouveau couple Manoscrivi ainsi que Pierre et moi dans l’embrasure de la porte, pour la photo. Madame Gumbiner et monsieur Manoscrivi quittant l’appartement du couple Jauze — avec monsieur et madame El Ouardi qui prennent l’ascenseur. Le juge m’a vanté l’importance de la narration. L’album sera diffusé lors du procès, a-t-il dit, c’est un outil pédagogique pour le président. Plus tard, lorsqu’il fera photographier Monsieur Jauze réintégrant sa chambre pour aller se coucher, il me dira, il est important que les jurés comprennent que vous vous retrouvez seule. Après ce préambule, ils sont tous montés à l’étage supérieur. On est allés se mettre dans le salon Pierre et moi. Pierre m’a demandé sur un ton odieux si je voulais regarder un peu d’infos en attendant. Je n’avais aucune envie de voir les infos. Il a pris son jeu d’échecs et s’est mis à étudier un problème. Il haïssait tout, et particulièrement son embrigadement à chaque nouvel épisode de l’affaire. Quand on avait reçu la convocation pour la reconstitution, il avait juré ses grands dieux qu’il n’y serait pas. Assise sans rien faire sur le canapé à côté de mon mari, j’ai observé l’appartement tel qu’il n’était jamais en temps normal. Les coussins équidistants et gonflés, les superpositions sauvages muées en discrets amas livresques. Le sol qui brille, rien qui traîne. Ma mère aurait tout briqué pareil. Le doigt sur la couture du pantalon face à l’autorité de justice. On entendait des pas et des bruits de voix au-dessus. J’ai dit, il va étrangler la policière ?