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Les Manoscrivi sont arrivés en premier, en même temps que Nasser et Claudette El Ouardi. Un couple brillant et austère. J’ai connu Nasser chez Font-Pouvreau où il travaillait comme mandataire européen. Il a fondé depuis son propre cabinet de conseil en propriété industrielle. Claudette est chercheuse en bio-informatique. Lydie et Jean-Lino s’étaient déjà présentés sur le paillasson comme des gens ayant eu de grosses difficultés pour parvenir jusqu’à chez nous. Les El Ouardi riaient poliment de la plaisanterie. Les Manoscrivi apportaient une bouteille de champagne et Jean-Lino tenait dans sa main un bouquet de petites roses mauves, dont les tiges étaient coupées très court. Avant l’arrivée de Jeanne et de son mari, nous sommes restés un moment tous les six. Une durée particulièrement vide, d’intense flottement, les deux couples s’étant chacun resserrés aux deux extrémités du canapé, tandis que Pierre et moi, à moitié debout, étions affairés à manier des boissons ou des soucoupes de crudités. Jean-Lino se tenait en bordure du coussin, mèche bien collée au crâne, mains croisées entre ses jambes écartées, dans une position d’attente confiante. Il portait une chemise parme que j’ai trouvée très élégante, à emmanchure américaine, et des lunettes que je ne connaissais pas. Un modèle semi-rond couleur sable. Lydie relayait les branches de céleri. Aucun mot ne prenait son essor. Aucun échange ne tenait la route. Le silence guettait chaque fin de phrase. À un moment donné, Nasser a prononcé le mot boulevard Brune et Lydie s’est exclamée, ah boulevard Brune, c’est là qu’on fait notre prochaine jam ! Jam ? a dit Nasser, ça veut dire quoi ? Des sessions de jazz, en public, a répondu Lydie tout sourire.

— Ah, très bien…

— Un bœuf si vous préférez ! Des copains ou des inconnus viennent faire le bœuf.

— Ah le bœuf ! Oui, oui, très bien. Vous jouez d’un instrument ?

— Je chante.

— Vous chantez. Bravo.

Jean-Lino hochait la tête avec fierté. J’ai ajouté, elle chante très bien, et ils ont tous acquiescé par des mouvements aimables. On aurait pu espérer un petit prolongement, une curiosité minimale, non, la conversation est retombée dans le trou béant d’où elle avait surgi. J’ai jeté un coup d’œil dehors et j’ai vu des flocons. Il neigeait ! Le premier jour du printemps. J’ai crié, il neige ! J’ai ouvert les vitres, l’air du froid est entré. Il neigeait. Même pas des petits flocons, les beaux flocons lourds et plats. Tout le monde s’est précipité sur le balcon. Claudette et Lydie se sont penchées sur la balustrade à barreaux pour voir s’ils fondaient en arrivant au sol. Les hommes ont dit, ça ne va pas tenir, les femmes ont dit, ça va tenir. On s’est mis à parler du climat, des saisons, de je ne sais quoi, Pierre a ouvert une bouteille de champagne et le bouchon est parti shooter les flocons. Pollueur ! a lancé Lydie. On a rigolé en trinquant. Pierre a raconté une histoire d’Emmanuel petit. Ils étaient partis une semaine ensemble, père et fils, aux sports d’hiver à Morzine. Ils partageaient une chambre dans un hôtel où il y avait un sauna au sous-sol. En revenant dans la chambre, un soir, détendu, en peignoir, Pierre avait trouvé Emmanuel en larmes devant la télé. Qu’est-ce qu’il se passe ? — Il neige à Paris ! — Ici aussi mon chéri, regarde comme c’est beau dehors, avait dit Pierre, le coucher du soleil sur les cimes. Je veux retourner à Deuil-l’Alouette ! avait chialé l’enfant. Il se roulait sur le lit, gémissant, jetant par terre tout ce qui lui tombait sous la main, inconsolable d’avoir raté la neige à Deuil-l’Alouette. Pour finir, Pierre lui avait balancé la télécommande à la figure. Elle avait été s’exploser contre le mur, Emmanuel ayant prétendu l’avoir esquivée de justesse, Pierre ayant toujours affirmé avoir visé à côté. « Neige », c’est-à-dire mon enfance, c’est-à-dire le bonheur, même si elle est fausse pour moi, j’ai toujours en tête cette phrase de Cioran. En se ruant dans la cuisine avec son cake, Jeanne a dit, j’ai failli me péter la gueule dans votre allée, comme si on était les responsables du dérèglement. Elle avait aux pieds d’inhabituelles sandales compensées à lanières dont j’ai compris l’achat deux minutes plus tard avec les photos du kit maso. Grâce à la neige, la soirée a démarré. Les gens sont arrivés humides et effervescents, les uns à la suite des autres. L’ex-mari de Jeanne (ils sont séparés depuis huit ans, en bons termes, et nous sommes tous restés liés), Serge, s’est affecté de lui-même à la réception, répondant à l’interphone, débarrassant les manteaux, improvisant des présentations. Ma copine Danielle, qui est documentaliste à Pasteur, est arrivée très agitée elle aussi. Elle venait d’enterrer son beau-père dans la journée. À l’hôpital, quand sa mère avait vu le mort dans son cercueil, elle s’était écriée, mais Jean-Pierre n’avait pas de moustache ! La préposée à l’embellissement du mort l’avait mal rasé et l’ombre consistante qui prolongeait les narines lui donnait un air hitlérien. Quand elle a raconté ça, je me suis aussi souvenue de la petite coiffure archiplate, à la raie féroce, qu’on avait faite à ma tante pour ses adieux, elle qui n’avait cessé, toute sa vie, de procéder à divers crêpages et gonflements de cheveux. Quand elle croupissait en maison de retraite, son mari qui n’avait jamais arrêté de courir la gueuse, selon l’expression de ma mère, avait donné toutes ses affaires aux Petites Sœurs des pauvres hormis la tenue dont elle aurait besoin pour sa mise en bière. Jean-Pierre n’avait pas de moustache, a répété plusieurs fois la mère de Danielle sur le ton de l’affolement (Danielle la contrefaisait à la perfection). Elle a paraît-il voleté dans la pièce, elle est allée plusieurs fois se cogner contre un mur. Danielle a dit d’une voix surpondérée, maman calme-toi, nous allons régler ce problème. Un homme est apparu, elle a signalé le problème de rasage, sa mère a redit, mon mari n’avait pas de moustache ! L’homme est revenu à pas feutrés avec une trousse. Le Jean-Pierre glabre et poudré qui s’en est suivi ne ressemblait pas davantage au Jean-Pierre connu mais sa mère s’est penchée sur le gisant et a dit, tu es beau comme tout mon Pilou. Plus tard, en affrontant le couloir de façon affaissée et claudicante, elle a dit, tu vas devoir m’entourer énormément ma Danielle, qu’est-ce que tu fais ce soir ? Je pourrais nous faire un petit rôti de veau, avec des champignons ? Ma grande, s’est dit Danielle, adieu fête chez tes potes, tu ne peux pas laisser ta mère toute seule ce soir… J’ai fait remarquer que personnellement je n’avais jamais eu de double qui m’appelait ma grande et me retenait de faire des conneries.

— Moi, le double me dit ma grande, a dit Danielle, mais je ne l’écoute pas.

— Tu l’as laissée toute seule ?

— Je l’ai refilée à une de ses voisines, mais il me faudrait vite un remontant !

— Tu aurais dû l’amener.

— Tu es folle, pitié ! s’est écriée Danielle en s’enfilant une coupe.

À partir de ce moment, Mathieu Crosse, un collègue de Pierre, s’est mis à rôder autour d’elle. J’étais en cuisine en train de couper une tortilla quand Emmanuel a déboulé par surprise, munificent comme un garçon que trois soirées attendent encore derrière. Il m’a semblé étonnamment jeune parmi nous. Il l’était. Les Lallemant sont arrivés avec un pain de poulet aux épices et un livre pour Pierre offert par Lambert dans un papier cadeau. Pierre l’a accepté obligeamment et l’a posé sur une table sans l’ouvrir. J’ai dit, mais ouvre-le ! Il n’ouvre plus rien maintenant ! C’était Le Bréviaire des échecs de Tartakover dans sa toute première édition. Une attention délicate car Pierre avait déploré la perte de son exemplaire de jeunesse. J’ai dit, il ne déballe plus rien maintenant, c’est nouveau. Est-ce que je prends le chemin de mon père ? a fait remarquer Emmanuel, je ne déballe plus les fringues que j’achète et je mets au moins deux semaines avant de les porter. Parce que tu es trop jeune, a dit Pierre, un jour, tu verras, tu ne les porteras plus du tout. Marie-Jo Lallemant a ébroué ses cheveux mouillés avec une sorte de ravissement. Tu fais quoi alors Manu maintenant ? l’ai-je entendu attaquer sur le ton du compérage. Elle est orthoptiste et se vit proche des jeunes. Du marketing digital, a dit Emmanuel. — Ah formidable ! Pendant que je cherchais un plat pour présenter le cake au poulet, j’entendais des bribes de phrases genre, on fait les contenus des sites corporate de boîtes B2B, j’entrevoyais Marie-Jo grimacer en connivence, le digital c’est plus fun que d’être dans ses plans de financement, Marie-Jo était ô combien d’accord.