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Les Lallemant revenaient d’Égypte. Lambert a fait défiler des photos de pyramides avec un ou deux Asiatiques en permanence dans le champ, des photos du Caire, des devantures avec mannequins, et à un moment il y a eu une image insolite. J’ai dit, fais voir, fais voir ! Ce n’était rien ; une femme de dos qui marche en tenant la main d’une enfant minuscule. La photo était presque hasardeuse, pas très nette. Je peux la retrouver aujourd’hui en grand sur mon ordi car Lambert me l’a envoyée aussitôt (de ce fait, elle se trouve voisine, dans l’album numérique, de celle des Manoscrivi riant). Dans une rue du Caire une femme marche de dos en tenant par la main une fillette minuscule dans une robe longue et blanche. Le sol est carrelé, on dirait une esplanade ou un trottoir large. C’est la nuit. Autour il y a des hommes, des enseignes, des vitrines suréclairées. La femme est volumineuse, les cheveux cachés par un foulard. On ne comprend pas bien son habillement, par-dessus un pull à manches noires, une tunique orange descend jusqu’aux genoux sur un pantalon sombre. La petite fille lui arrive juste au-dessus du genou, elle est complètement en blanc à part ses bras nus. Une robe-chasuble à volants, très longue, qui touche le sol et qui doit la gêner pour marcher, recouvre un chemisier ras du cou blousant. La robe s’évase à la taille, comme elle le ferait pour un modèle adulte, avec une importante amplitude de tissu. En haut, il y a la toute petite tête de l’enfant. Une nuque chauve à l’exception d’une traîne de queue au milieu, des oreilles décollées, des cheveux noirs épars et filasses. Quel âge a-t-elle ? Cette robe ne lui va pas du tout. On l’a attifée et sortie dans la nuit. Je me suis tout de suite associée à cette forme en blanc embarquée pour des années de honte. Quand j’étais enfant on me faisait jolie. Je comprenais que je ne l’étais pas à l’état naturel. Mais on ne doit pas endimancher une enfant ingrate. Elle se sent anormale. Je trouvais que les autres enfants étaient harmonieux. Moi je me sentais ridicule avec des habits de vieille qui m’empêchaient de gigoter, des cheveux constamment courts (ma mère a interdit toute mon enfance les cheveux longs), aplatis en arrière avec la barrette pour contrecarrer la frisure et dégager le front. Je me souviens d’une époque où je faisais mes devoirs avec des mèches de faux cheveux accrochés aux miens. Je remuais la tête en permanence pour les sentir pendre et bouger. Ma mère voulait que je présente bien. Ça voulait dire propre, léchée, engoncée et laide. La femme au foulard ne se préoccupe pas du bien-être de la fillette. Elle-même n’en éprouve aucun dans son propre corps. Mais surtout, il n’y a pas de représentation du bien-être. Personne n’avait l’idée d’un truc pareil chez nous. Je ne peux pas pardonner à cette salope d’Anicé d’avoir méprisé le napperon. Ça m’empêche de dormir quand j’y pense. Qu’est-ce qu’elle était gentille votre maman ! pensant me faire plaisir. Ou me culpabiliser. Ma mère était tout sauf gentille. On ne pouvait en aucun cas parler d’elle en ces termes. Sous prétexte de mort on fait perdre aux gens leur consistance élémentaire. Ce qui m’aurait fait plaisir en revanche aurait été que cette salope s’empare du napperon avec tendresse, qu’elle le mette prudemment dans son sac, qu’elle en fasse, au moins pendant nos quelques secondes d’au revoir, un objet bien-aimé. Elle l’a jeté dans la première poubelle. J’aurais fait pareil. Mais personne ne s’en serait douté. Quand je ne devais pas être en représentation sociale, ma mère me trimballait comme la mère du Caire. Occupée par les autres soucis de la vie. Quand elle avait les mains prises par le chariot des courses, je devais tenir la barre. Je pouvais faire des kilomètres avec de la morve au nez et la cagoule de travers sans qu’elle s’en aperçoive. On était toujours surcouvertes Jeanne et moi. On nous a enfilé une cagoule six mois par an jusqu’à un âge avancé. Quel détail a fait tilt quand Lambert a déroulé devant nous ses photos inertes ? Ce couple sur le carrelage verdâtre m’a arrêtée sur-le-champ. Malgré la disproportion entre les deux personnages, la mère envahissante et la petite à la tête d’épingle, on saisit toute la force d’une vie minuscule. La photo a beau avoir été prise peu avant la soirée dans un autre pays, un autre climat, elle me vise et me happe loin en arrière. On était moches et mal fagotées ma mère et moi. On avançait seules dans les rues de la même façon et même si ma mère n’était pas grosse, je me sentais infime à ses côtés. En vidant son appartement avec Jeanne, j’ai compris à quel point elle avait été seule durant son existence. Quand mon père avait des coups de folie et me frappait, elle survenait dans ma chambre pour me demander d’arrêter de pleurer. Elle disait sur le pas de la porte, bon ça suffit maintenant ton cinéma. Ensuite elle préparait à dîner et elle faisait une chose que j’aimais, un potage aux vermicelles par exemple. Dans les derniers mois de sa vie, quand on venait la voir, elle était animée d’une inexplicable vitalité. Cou en avant, visage tendu, aux aguets de n’importe quel mouvement, elle ne voulait perdre aucun mot échangé devant elle, et ce en dépit de sa surdité. Elle qui s’était spécialisée dans le désintérêt, qui avait toujours pris le contre-pied négatif de tout, à l’heure de jeter l’éponge se montrait dévorée de curiosité.

Il y a toujours un boulet quelque part. Le boulet de la soirée c’était Georges Verbot. Il mange et boit, il n’aide pas et ne parle à personne. La neige s’était vite transformée en une pluie molle. Georges Verbot errait sans but assiette et verre en main, entre les groupes puis partait se coller à la vitre comme si c’était quand même plus marrant dehors. J’étais furieuse que Pierre l’ait une fois de plus invité. Il y a cette propension chez beaucoup d’hommes je l’ai remarqué, à trimballer toute leur vie des boulets qui les amusent eux sans qu’on comprenne pourquoi. Au départ Georges était historien, puis il a fait de la BD, maintenant il gribouille et vivote en picolant. Il lui reste une vague belle gueule qui attire les femmes en rade. Catherine Mussin, qui bosse toujours pour Font-Pouvreau, s’est avancée vers la fenêtre et a tenté une approche sur le thème des variations atmosphériques. Georges a dit qu’il aimait le temps dégueulasse, la pluie, spécialement ce genre de pluie sale qui fait chier tout le monde. Catherine a ricané, charmée par le pittoresque. Il lui a demandé ce qu’elle faisait, elle a dit qu’elle était Ingénieur Brevets, il a répondu, la même connerie qu’Elisabeth ! Elle a encore ri et expliqué qu’elle s’occupait de défendre les inventions des chercheurs.