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Comme on se connaît déjà, il m'adresse un salut respectueux et demeure debout devant la table rabattante où il écrivait à sa vieille mère pour lui expliquer comme quoi il est victime des circonstances.

— Salut, fais-je en lui tendant la main, je ne vous dérange pas ?

Il m'empresse quatre avec l'énergie qu'il déploierait pour déposer un sucre dans sa tasse de verveine.

— J'ai tout mon temps, répond-il avec un poil d'humour.

J'emprunte le tabouret d'un de ses potes et lui désigne le sien.

— A cause de moi, vous allez être niqué de votre promenade, ce matin, Raphaël.

— Vous savez, ça n'est pas une balade en foret, monsieur le commissaire…

— Votre tuyau était bon, au sujet d Amadeus, remercié-je, il a admis les faits.

Le prisonnier acquiesce. Il se tient assis bien droit, les jambes croisées, les mains nouées sur son genou supérieur, attentif et satisfait.

— Il nous a même indiqué où il avait planqué le cadavre, malheureusement celui-ci avait été enlevé, poursuis-je.

Mimique compatissante de Raphaël Sein. Il conçoit ma déception et se propose même pour la partager.

— Comme un malheur n'arrive jamais seul, Amadeus est décédé hier ; si bien que je n'ai plus que vous pour interlocuteur, mon pauvre ami.

— Je vous ai dit tout ce que je savais, la conversation risque d'être languissante, soupire le détenu.

— Sait-on jamais. La mémoire est comme les fiasques de chianti : il reste toujours quelque chose dans le fond de la bouteille.

— Je crains que la mienne soit vide, monsieur le commissaire.

— Secouons-la, Raphaël, nous verrons bien. Commencez par me répéter vos précédentes déclarations, des fois que vous auriez omis un détail…

T'ai-je précisé qu'il a du sang asiatique, le Raphaël ? Son grand-père avait épousé une Vietnamienne et il lui reste de l'hépatite virale sur la frime. Il n'est pas jaune à proprement parler, mais ses yeux sont largement en amande et sa chevelure noire a cette densité que présentent les tifs des Extrêmorientaux, sans parler des pommettes un peu remontées…

Il y va de sa chanson médiévale, le troubalaise (ou badour, si tu préfères) : il a travaillé pendant douze ans comme chef de section au Laboratoire Excrémentiel de Bois-Sansouaf (78), lequel, comme chacun le sait, est placé directement sous la direction des services secrets français. Raphaël Sein avait été parachuté dans ce laboratoire par le K.K. Boû Din japonais afin d'obtenir un max de renseignements. Il avait, pour contact européen, Karol Van Trilöck, dit le Pieux. C'est à lui qu'il faisait tenir ce qu'il parvenait à détourner du fameux laboratoire. La veille de la mort du Pieux, il lui a remis le décapsuleur tripatouillé d'une tête d'ogive révolutionnaire, invention d'une importance capitale, tu me suis, bouffi ? Le lendemain, Karol disparaissait. Sale béchamelle pour Sein (Raphaël) qui fut sur la sellette et longuement « questionné » (il en a encore des marques aux testicules) par le K.K. Boû Din. On le soupçonnait d'avoir remis le décapsuleur à une autre puissance et d'avoir liquidé Karol. Heureusement pour lui, il produisit le reçu que lui avait remis le Hollandais[2]. On le surveilla pendant des mois néanmoins, ce qui l'amena dans un tel état de nervosité que, perdant ses moyens, il commit une imprudence et fut démasqué par le S.C.E. français.

Dans l'intervalle, la section européenne du K.K. Boû Din était parvenue à établir que le tueur à gages Amadeus avait été chargé d'éliminer Karol ; mais comme l'assassin présumé se trouvait en taule pour un autre forfait, il n'était pas possible de l'interroger. Et puis voilà : c'est tout ce qu'il est en mesure de m'apprendre. Bon, faut faire avec.

— Qui avait commandité l'assassinat du Pieux ? insisté-je.

— On ne me l'a pas dit.

Son regard flétri soutient le mien. Me berlure-t-il ? Va-t'en savoir, Edouard !

Je pique son bloc de correspondance pour me visualiser le problème. Toujours se résumer les embrouilles quand on cherche à les clarifier.

J'écris « Raphaël et Karol » au centre de la page. Les entoure d'un rond. Au-dessus je trace K.K. Boû Din. Et puis, juste à côté je note « Amadeus », et encore plus à droite j'inscris un point d'interrogation. D'une flèche, je joins le point d'interrogation à Amadeus ; d'une seconde je joins Amadeus à Karol. Je trace une croix sur ce dernier.

Me reste à contempler le chef-d'œuvre. C'est ça, l'emmerdant avec les chefs-d'œuvre : quand ils sont terminés, y a plus qu'à les regarder. A rameuter du monde pour exclamer l'à quel point ils sont beaux, bien chefs-d'œuvre de partout, propres en ordre, comme disent les Romands.

Et alors moi, de ce fait, j'examine le mien. Très vite, une question en découle.

— Raphaël, avant sa mort, vous remettiez votre butin à Karol Van Trilöck ; mais après sa disparition, comment procédiez-vous ?

Il cille. Hésitation ? Préparation d'un mensonge ? Je le laisse se décider.

Mon silence renforce ma question, pourrait-on dire. Il devient cuisant.

On perçoit le bruit des détenus dans la cour ; ça me rappelle les récrés de jadis. Ça crie moins fort, c'est pas joyeux, mais l'illuse s'opère pourtant.

— Bon, vous n'avez pas envie d'en parler, soupire-je. Je pige mal qu'on passe des chiées d'aveux et qu'on se mette à cachotter. Quand on ne dit pas tout, on ne dit rien, mon bon ami.

Il hoche la tête.

— Oui, je sais ; mais…

Il a un geste vague de la main, comme pour dire bonsoir à quelqu'un depuis l'autre côté de la rue. Moi, tu connais mon sens de l'humain ? Cette profonde divination des âmes qui m'a fait surnommer le « Saint Vincent de Paul de Vence de la Rousse ». Un don ! Je devine presque tout, et ce que je ne devine pas, je le pressens.

M'est avis que les réticences du détenu sont d'ordre privé. Il ne ratiocine pas dans la voie cahotique des aveux par calcul, mais pour un motif que je devine personnel.

Alors, pour l'aider, j'ajoute :

— Regardez-moi au fond des yeux, Raphaël ; nous sommes en tête à tête, je n'enregistre pas vos déclarations. Je m'occupe de cette affaire en marge de mes fonctions officielles, parce que le président de la République, qui veut bien m'honorer de sa confiance comme d'autres furent honorés de Balzac, me l'a demandé. Rien de ce que vous me confierez ne transpirera, je vous en donne ma parole de flic.

Il détourne les yeux because les miens sont plein phare et que ça lui carbonise un chouïa la cornée.

— C'est à cause de ma femme, il chuchote.

Je sentais bien qu'il marchait au sentiment, le copain ! Sa femme ! Combien de gus, des durs de durs, vrais croquemitaines de l'existence, chiquent les agneaux égrotants devant leur julie ! J'en sais, des terribles que tu flouzes dans ton bénoche dès qu'ils haussent le ton, une fois sous la coupe a médeme, ils ont les jambes en forme de « X » et la bave qui leur dégouline des babines.

— Quoi, votre femme, cher Raphaël ?

— Je ne voudrais pas la décevoir…

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2

Il s'agissait d'un ticket de métro de 1re classe recelant un micropoint que Raphaël devait échanger dans un magasin de lingerie féminine affilié au K.K. Boû Din contre cent mille francs suisses.