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Je m’asseyais et je regardais ma mère aller et venir. Je garde la sensation d’avoir passé mon enfance à contempler ma mère dans la cuisine.

Les après-midi, je faisais un somme. Je m’allongeais sur mon lit, ma mère tirait les tentures. Je m’endormais aussitôt.

Le grésillement du moulin me réveillait. L’arôme du café emplissait mes narines. Je me levais et allais rejoindre ma mère. Une tranche de pain beurrée, couverte de sirop de Liège m’attendait. Je l’avalais goulûment.

Une fois par semaine, le vendredi, elle cirait le parquet. Elle étendait la cire, la laissait reposer, puis polissait le bois avec une lustreuse manuelle qui pesait une tonne. L’odeur de la cire d’abeille me renvoie à ces vendredis heureux. J’étais bien. Le temps prenait son temps.

Ma mère m’aimait. Je pense qu’elle a été la seule femme qui m’ait aimé, avec Mary, sans doute. Mon père rentrait tard, bien après que mon frère aîné était revenu de l’école. Mon frère s’amusait à me terroriser. Il disait que des bêtes féroces et des extraterrestres se cachaient sous mon lit et attendaient la nuit pour m’attaquer.

Quand mon père arrivait, il sentait la bière et le tabac. Je devais m’éclipser dans ma chambre. Il était de mauvaise humeur. Il avait eu une sale journée. Il descendait chercher un sac de charbon à la cave et chargeait la chaudière. Ensuite, il disait à ma mère qu’il voulait une bière et qu’il fallait que les moutards lui fichent la paix.

Ma mère obtempérait.

Mon père était rarement de bonne humeur. Quand cela lui arrivait, il pinçait les fesses de ma mère, ou il passait derrière elle, se collait contre elle et lui attrapait les seins. Ma mère riait, prenait un air faussement offusqué, mais je voyais que cela ne lui plaisait pas.

Je ne sais pourquoi, ce geste me dérangeait. Je disparaissais dans la chambre. Je fulminais. J’aurais aimé pouvoir le défier, mais je ne disais rien.

Un jour, la terre a tremblé sous mes pieds.

C’était la fin de l’été. Ma mère m’a annoncé que je devais aller à l’école le lendemain. C’était une bonne nouvelle, j’allais apprendre un tas de choses.

Je ne voulais pas, j’ai pleuré, j’ai crié. Mon frère jouait le vieil habitué et se moquait de moi. J’ai donné des coups de pied dans les meubles. Mon père m’a donné une gifle et je me suis calmé.

Le lendemain, j’ai opposé une résistance héroïque. Arrivé à l’école, j’ai de nouveau pleuré. Je ne voulais pas que ma mère s’en aille. Je tremblais de rage. Je voulais rentrer à la maison avec elle, m’asseoir dans la cuisine avec mes crayons de couleur et la regarder sourire.

J’ai tenté de transiger. Je voulais bien rester à condition que ma mère puisse s’asseoir à mes côtés, sur le banc voisin. Ils n’ont pas accepté.

Mon instituteur s’appelait Père Martin, mais il fallait que je l’appelle Mon Père. Je devais lever le doigt pour pouvoir parler. J’ai boycotté la procédure, je n’ai jamais rien dit.

Lors des dictées, il surgissait dans mon dos et se penchait vers moi. Je sentais son souffle dans ma nuque. Les muscles de ma main fondaient. Je n’étais plus capable d’écrire, je ne pouvais plus tenir mon porte-plume ni le tremper dans l’encrier.

Je voulais rentrer chez moi, retrouver le sourire de ma mère.

C’est à peu près tout.

De mon enfance, il me reste le sourire de ma mère.

7

Et c’est tout

J’avais une dizaine d’années lorsque j’ai entendu prononcer le mot rock’n’roll pour la première fois.

La disquaire à chignon chez qui nous allions de temps à autre l’avait lâché avec dédain en me tendant le disque de Chuck Berry. Les lèvres pincées, elle avait déclaré que c’était nouveau, qu’on appelait cela du rock’n’roll.

Je n’ai jamais su qui a été le premier vrai rocker ou quelle a été la première chanson rock. Je ne me suis jamais mêlé à ce genre de débat.

Pour moi, le premier rock, c’est Chuck Berry et Maybellene.

Et c’est tout.

8

105 kilos

L’accident s’était produit dix jours auparavant et la police dut reconnaître que les recherches n’avaient pas avancé. Malgré les efforts fournis, ils étaient toujours au point mort.

L’enquête de voisinage menée par les inspecteurs de quartier n’avait rien donné. Les riverains avaient déclaré n’avoir jamais vu X Midi. Les SDF qui erraient dans la gare avaient été interrogés sans succès.

À toutes fins utiles, un avis d’identification avait été envoyé au BCN d’Interpol, le Bureau central national, à Bruxelles. Les empreintes digitales de X Midi avaient été envoyées et analysées par le SIJ, le service d’identification judiciaire, mais elles ne figuraient pas dans leur base de données.

Les annotations A20P7 trouvées sur la paume de la main de l’inconnu avaient été soumises à un cryptanalyste de la police. Plusieurs options avaient été retenues, mais aucune n’avait débouché sur une piste convaincante.

Une équipe de policiers était venue à l’hôpital et avait demandé que l’on rase l’homme pour réaliser de nouvelles photos. Les résultats qu’ils obtinrent ne leur laissèrent que peu d’espoir, les traits relâchés et les yeux clos de l’homme dénaturaient l’expression de son visage et le rendaient difficilement reconnaissable.

Ils avaient également pris ses mensurations. X Midi était une force de la nature. Il mesurait 1,92 m et pesait 105 kilos.

9

En riant aux éclats

J’étais l’un des plus petits et des plus chétifs de la classe. Monsieur Christian, un laïc bilieux aux nerfs à fleur de peau, avait remplacé Père Martin, parti à la retraite.

Les professeurs fumaient en classe, exhalaient la fumée dans les narines des gamins et flanquaient des gifles à ceux qui ne marchaient pas droit.

Il ne serait venu à personne l’idée de s’offusquer ou de contester cette méthode. Elle avait toujours fait ses preuves et on n’en connaissait pas d’autres. Ces pratiques étaient d’autant mieux admises qu’elles servaient de fondement à l’éducation dispensée dans le giron familial.

Seules les culottes courtes étaient autorisées. Même au plus fort de l’hiver, la vue des cuisses bleuies des élèves ne semblait pas émouvoir le corps professoral.

L’un de mes condisciples dépassait d’une tête le reste de la classe. Nous l’appelions le Taureau. Il exhibait une impressionnante paire de jambons qui rougeoyaient hiver comme été. Ses cuisses étaient prolongées par des mollets de catcheur et des chevilles de percheron qui disparaissaient dans des bottillons militaires. C’était le chef incontesté de la cour. Il nous inspirait le plus profond respect.

Le bougre prétendait savoir comment se fabriquaient les enfants, mais n’acceptait de le confier qu’aux membres de sa bande. Les airs mystérieux qu’il prenait pour avancer cette thèse auguraient d’une révélation sacrilège chargée d’odeur de soufre.