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Pour ma part, j’en étais resté au chou et à la rose, et ce scénario me convenait.

Les latrines attribuées aux élèves étaient nichées au fond de la cour de récréation. C’était une rangée de petits box cloisonnés, construits contre le mur d’enceinte. Elles étaient pourvues de portes ajourées qui laissaient apparaître les pieds et la tête de l’usager lorsqu’il se tenait debout. Les crochets métalliques censés servir de verrous avaient pour la plupart été déracinés par des cancres revanchards.

Pour prétendre à un semblant d’intimité, il fallait glisser un pied sous la porte pour l’immobiliser et produire son effort en même temps, ce qui nécessitait une attention particulière et une bonne coordination des mouvements.

Ce matin-là, le Taureau avait eu maille à partir avec l’un des fayots de la classe. Ils avaient échangé quelques mots acides et le fayot avait eu le dernier mot.

Ça aurait pu en rester là, mais c’était mal connaître le Taureau.

Pendant la récréation, il a épié le gaillard et a attendu qu’il s’enferme dans l’une des loges. Pour je ne sais quelle raison, il est venu vers moi, m’a agrippé par le col de ma veste et m’a ordonné d’aller ouvrir la porte à toute volée pour que tout le monde puisse voir le cul du petit merdeux.

Il a interpellé sa smala. Ils se sont pointés et se sont postés devant la porte des gogues.

J’étais pris entre deux feux, partagé entre la peur de me faire pincer par l’un des surveillants et celle, viscérale, d’avoir à subir la vindicte du Taureau si je lui désobéissais.

Je suis resté tétanisé, balbutiant, incapable de prendre une décision.

Le Taureau a rappliqué, s’est planté devant moi, jambes écartées, a posé ses poings sur les hanches et m’a demandé ce que j’attendais.

J’ai bredouillé des mots, je ne pouvais pas faire cela, nous allions avoir des ennuis.

Il m’a décoché un coup de pied dans le tibia et s’est acquitté lui-même de la tâche.

Le pauvre gars accroupi sur la cuvette, stupéfait, la chair exposée aux yeux de tous, s’est mis à hurler comme un goret. Le Taureau et sa bande crevaient de rire.

Un surveillant est arrivé en courant. Il a évalué la scène et a fustigé l’assistance. Avant qu’il ne réclame le nom du responsable, le Taureau m’a montré du doigt, me désignant comme le coupable des faits. Le pion m’a flanqué une paire de gifles et m’a envoyé chez le directeur.

Lorsque ce dernier m’a demandé pourquoi j’avais fait une chose pareille, j’ai dit que je n’étais pas le fautif, sans en dire davantage et sans dénoncer le vrai responsable, ce qui m’a valu une nouvelle paire de gifles.

Il m’a renvoyé en classe en m’informant que je devrais rester à l’école le samedi suivant, après les cours, et que j’étais sommé d’écrire mille fois que je ne devais pas ouvrir la porte des latrines quand elles sont occupées.

Lorsque ma mère est venue, le directeur l’a convoquée. Il lui a relaté les faits et a déploré ce revirement d’attitude de la part d’un élève jusque-là exemplaire.

Ma mère l’a écouté sans dire un mot, l’a remercié et a déclaré qu’elle savait ce qui lui restait à faire. Elle a demandé à mon frère de rentrer seul à la maison, m’a pris par la main et m’a entraîné dans une autre direction.

Dès que nous avons tourné le coin de la rue, elle m’a pris dans ses bras. Elle savait que je n’étais pas capable de faire une chose pareille.

Je fulminais. Je tremblais de colère. J’aurais voulu pleurer, tuer le Taureau, le surveillant et le directeur. J’aurais voulu lui expliquer ce qui s’était passé, me perdre dans ses bras, tout oublier.

Je n’ai pas pu. Pas un mot, pas une larme ne sont venus.

Elle m’a proposé d’aller chez la disquaire, m’a promis que j’allais pouvoir me choisir un disque rien que pour moi, m’a dit que ce n’était qu’un mauvais moment à passer, que je devais oublier.

La disquaire a dit qu’on appelait cela du rock’n’roll.

Nous sommes rentrés à la maison avec le disque de Chuck Berry. Ma mère a déclaré qu’elle n’allait rien rapporter à mon père, qu’elle lui raconterait que j’étais invité chez un copain samedi après-midi et que nous écouterions le disque le jeudi suivant.

Je n’étais pas conscient du risque qu’elle prenait en taisant mes mésaventures à mon père.

Mon père ne parlait que de la guerre. Il n’évoquait pas celle à laquelle j’avais mis fin en naissant, mais celle, imminente, qui allait opposer les Russes aux Américains et détruire la planète à coups de bombes atomiques.

De son côté, mon frère se fichait de la prochaine guerre et de la musique. Le feu aux joues, les yeux exorbités, il compulsait un magazine qu’il dissimulait sous son oreiller dès que je faisais irruption dans la chambre.

Quelques jours plus tard, je suis allé à confesse, comme nous étions tenus de le faire chaque semaine. Nous y allions par grappes de cinq, pendant les cours. L’église était adjacente à l’école.

Après m’être délivré de mes péchés véniels, j’ai interpellé le curé dans la pénombre. Je lui ai raconté ce qui m’était arrivé. Je voulais savoir pourquoi Dieu n’était pas venu à mon secours, parce que Dieu voit tout, parce que Dieu est juste et que Dieu punit les méchants.

Il a perçu ma question comme une offense au nom du Seigneur et a émis des réserves quant au salut de mon âme si je m’enferrais dans de tels blasphèmes. Il m’a chassé en rajoutant à ma pénitence quelques Notre Père.

Le soir, j’ai attrapé ma Bible et l’ai envoyée valdinguer sous mon lit, geste par lequel je livrais mon éducation catholique et mes restes de foi en pâture aux bêtes féroces et aux extraterrestres. Cette semaine-là, j’ai tourné la page d’un chapitre de ma vie. La confiance aveugle que j’avais en l’Humanité et en l’Église s’était envolée.

Le jeudi suivant, nous avons sorti le disque de sa cachette. Nous sommes allés dans le salon, ma mère et moi, et avons ouvert le tourne-disque.

C’était un meuble monumental qui combinait une radio et un tourne-disque. Il sentait le bois frais et la cire d’abeille. La platine était équipée d’un système qui permettait de déposer plusieurs 45 tours l’un sur l’autre pour éviter de devoir faire des allées et venues. Un écusson métallique était fixé sur le couvercle, avec un chien-assis devant un vieux phonographe.

Nous avons déposé le disque et enclenché le mécanisme.

Dès les premiers accords, un fourmillement a parcouru mon corps. J’ai ressenti une irrésistible envie de me lever, de bouger, de gesticuler, de remuer mon cul et tout ce qu’il y avait moyen de remuer. Je ne comprenais pas pourquoi ces quelques notes provoquaient un tel effet.

C’était cela, le rock’n’roll.