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J’ai monté le volume. La guitare de Chuck m’emportait.

Ma mère s’est mise, elle aussi, à remuer le derrière. Mon frère est arrivé, l’air ébahi, en se demandant ce qui se passait. Il s’en est mêlé.

Nous nous sommes retrouvés tous les trois au milieu du salon, à danser comme des sauvages. Nous avons poussé le volume au maximum. Nous riions, nous criions, nous en avions mal au ventre.

Ce jour-là, le rock est entré dans ma vie pour ne plus en sortir.

De cet après-midi-là, je garde l’un des plus beaux souvenirs de ma vie, Maman dans sa jolie robe jaune qui dansait le rock’n’roll en riant aux éclats.

10

Au milieu de la foule

Personne n’aurait imaginé que Steve Parker finirait par passer à l’acte. Ses tendances suicidaires étaient pourtant connues de son entourage et des membres de Pearl Harbor qui le pratiquaient au quotidien. Elles faisaient partie des aspects sombres de sa personnalité qui lui avaient forgé une réputation de névropathe.

À la moindre contrariété, une divergence de vue sur le choix d’un accord suffisait, il partait dans d’interminables crises de colère, maudissait la terre entière et menaçait de se faire sauter le caisson si l’on ne se soumettait pas à ses exigences.

Ce genre de débordement faisait partie de son mode de fonctionnement. Les gens qui le côtoyaient s’étaient habitués à ses excentricités et considéraient ses mises en garde comme de simples caprices d’enfant gâté.

Au fil du temps, plus personne n’y prêtait attention ni ne lui attribuait le moindre crédit.

La stupéfaction fut d’autant plus grande qu’aucune information ne laissait présumer qu’il avait appris la mort de son ami Larry, survenue la veille.

Larry Finch était le fondateur et le leader incontestable de Pearl Harbor, mais Steve Parker en était l’éminence grise. C’est lui qui prenait les décisions qui engageaient l’avenir du groupe. Après réflexion, il les communiquait en aparté à Larry. Ce dernier en prenait acte et les transmettait aux personnes concernées en leur adressant la sommation de se plier aux directives, à commencer par le choix insidieux du nom du groupe que Steve Parker avait imposé aux autres membres.

Viscéralement antiaméricain, Steve affirmait que le plan Marshall avait fait de l’Allemagne le gagnant économique de la guerre. En Angleterre, certaines denrées avaient nécessité des tickets de rationnement jusqu’en 1953. Ces années de disette avaient engendré une génération d’adolescents de petite taille, maigres, boutonneux et violents, comme les redoutables Teddy Boys qui avaient semé la terreur pendant les années cinquante. Pendant ce temps, le peuple allemand prospérait grâce aux dollars que les Américains injectaient dans leur économie.

Selon lui, la déferlante des groupes de rock britanniques qui avaient envahi le marché US et s’étaient emparés des premières places au Billboard constituait la seconde défaite de l’Oncle Sam depuis ce dimanche de décembre 1941.

Ignorants du sarcasme qui les visait, les soldats américains, qui constituaient le public assidu de Pearl Harbor à Berlin, voyaient en ce nom de scène un hommage à leur grandeur dans l’adversité.

Dès ses huit ans, Steve Parker avait commencé à jouer de la guitare. À la mort d’un de ses oncles, amateur de jazz, il avait hérité d’une Fender Telecaster et d’un ampli Estimer à lampes.

Il avait d’emblée montré des dispositions pour l’instrument et avait rapidement progressé, sans pour autant connaître une note de musique ni avoir suivi le moindre cours.

À l’âge de treize ans, il s’était mis à écrire des textes qu’il mettait en musique et chantait en s’accompagnant de sa guitare. Pour la plupart, le contenu de ses compositions était haineux et acerbe. Il s’attaquait à la Couronne, au système scolaire, au gouvernement conservateur d’Harold Macmillan et à ce qu’il appelait la soumission aveugle du peuple britannique.

Aux critiques que ses détracteurs lui adressaient, il répondait par des propos orduriers et déclarait ne pas communiquer avec les gens normaux.

À quinze ans, il était affligé de nombreux tics. Des spasmes nerveux lui contractaient le visage. Il se grattait, se tirait les cheveux et se triturait les mains de manière convulsive. Les élèves de l’école qu’il fréquentait commencèrent à l’éviter, le traitèrent ensuite de névrosé et d’homosexuel.

Ses parents, inquiétés par son agressivité, son asocialité et ses sautes d’humeur, le forcèrent à consulter le médecin de famille.

Le praticien l’aiguilla vers un psychiatre qui décela la présence d’un désordre bipolaire et lui prescrivit un traitement à base d’antidépresseurs. En plus de ses symptômes maniacodépressifs, Steve souffrait d’une scoliose qui le faisait souffrir au plus haut point.

À dix-sept ans, il était devenu dépendant d’un cocktail chimique fait de neuroleptiques et d’antidouleurs dont il dépassait régulièrement les doses prescrites.

Steve Parker avait rejoint Larry Finch au printemps 1963.

À cette époque, il habitait à cinq kilomètres de Battersea, non loin du Hammersmith Odéon, la prestigieuse salle de concerts qui avait accueilli Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. Il avait arrêté ses études et entamé un travail de nuit dans une boulangerie.

Un matin, il était tombé sur la petite annonce que Larry avait fait paraître dans le Jazz News. Ce dernier lançait un appel à des candidats désireux de former un groupe de rock. Sans trop y croire, Steve lui avait envoyé quelques démos.

À sa surprise, Larry l’avait convoqué la semaine suivante. Ils s’étaient vite entendus et avaient recruté un troisième guitariste pour former The Weapons, leur premier groupe. L’ensemble ne comptait pas de batteur, aucun n’ayant répondu à l’annonce, ce qu’ils avaient présagé, au vu du prix élevé de l’instrument et du peu d’amateurs qui s’y adonnaient.

Après quelques semaines, le troisième membre s’était fait congédier pour incompatibilité d’humeur et The Weapons avait été dissous.

Plutôt que de se mettre à la recherche d’un autre guitariste pour assurer la rythmique, Steve avait eu l’idée de réunir un groupe constitué d’une batterie, d’une basse et de deux guitares solos au lieu de se conformer à la structure classique dans laquelle la guitare rythmique soutenait le solo. Ces deux guitares solos se donneraient la réplique et établiraient une sorte de dialogue.

Deux ans plus tard, lorsqu’il découvrit The Last Time, le hit où Keith Richards et Brian Jones entremêlaient le son de leur instrument, Steve estima que les Rolling Stones leur avaient volé son idée. L’espace d’un instant, il envisagea de leur intenter un procès.

Ils mirent trois mois pour trouver un guitariste à la hauteur, quatre de plus pour dénicher un batteur et constituer en mai 1964 le line-up définitif de Pearl Harbor, avec Larry à la basse, Steve au chant et à la guitare, Jim à la seconde guitare et Paul à la batterie.

Steve, qui avait dix-huit ans à ce moment, avait commencé à fumer ses premiers joints.

Comme son dos le faisait de plus en plus souffrir, il avait passé un examen radiographique qui avait révélé un déplacement d’un disque intervertébral. Le médecin qui le soignait avait estimé que la position debout et le poids de la guitare aggravaient la pathologie. Il avait reçu pour consigne d’arrêter de jouer ou de ne jouer qu’en position assise.

Il s’était alors tourné vers les drogues dures pour lui permettre de supporter la douleur et de pouvoir jouer sans avoir à réprimer sa fougue.