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— Lui, il restera en réserve dans la rue. Quand on nous ouvrira, je m'arrangerai pour enquiller cette boulette de chewing-gum dans la gâche de la serrure afin qu'il puisse l'ouvrir sans clé.

— Et comment saurai-je-t-il que ma présence est souhaitée? demande le Mahousse, avec emphase.

— Je m'arrangerai pour te le faire savoir. Pigé? Allez, les gars, haut les cœurs, un pour tous et tous pour moi! File, Jérémie. Nous allons attendre que tu sois en place pour déclencher le bal.

Il est parfait, l'artiste. Posément, il quitte son veston, le dépose sur la plage arrière de la tire. Dessous, il porte un pull marron, que je qualifierais de «tête-de-nègre» s'il se trouvait sur un autre torse. Ensuite, il se défait de ses mocassins, puis de ses chaussettes beiges, trop claires dans la nuit.

— C'est marrant, ces Noirauds, comme y reniflent la ménagerie, remarque Béru.

— Chaque race a ses effluves, déclare Jérémie. Les Noirs sentent la ménagerie, les Jaunes le musc et les Blancs le cadavre. Toi, en supplément, tu pues la merde, et pas la merde de bonne qualité.

Ayant dit, il glisse le pistolet que je viens de lui remettre à l'arrière de son futal, se fond dans l'ombre et gagne la maison en réfection.

Cinq minutes plus tard, je distingue sa silhouette élancée au bord du toit. Un brusque traczir me biche. S'il rate son coup, l'ancien balayeur, il risque de se briser la nuque ou la colonne vertébrale!

Je le vois, ramassé sur lui-même, son buste faisant un mouvement de piston. Et puis c'est la détente soudaine. Il avait raison, le Gros: un singe! Sauf qu'il se rattrape pas par la queue, M. Blanc. Le voici à quatre pattes sur la terrasse de Karl Paulus. Il y demeure un moment immobile, se redresse méticuleusement et s'approche de la porte-fenêtre. Je lui ai appris, naguère, à se servir de mon sésame. Cric, crac, fric, frac, il ouvre et entre.

Je tapote l'épaule de Fräulein Heidi.

— On y va, chérie. Mais une dernière fois, je t'avertis: si tu cherches à me blouser, je te tire une balle dans le coccyx et tu ne pourras plus baiser que par correspondance.

C'est l'avocat en personne qui vient répondre à notre coup de sonnette. Il a une tronche léonine, le gus. La face lombaire avec d'épais cheveux presque blancs rejetés en arrière et maintenus par une paire de lunettes à monture d'écaille qu'il porte à la Jean Dutourd car, comme l'illustre académicien, il a davantage besoin d'un serre-tête que de verres de vue.

Son regard clair est ombragé (on écrit toujours comme ça dans les livres qu'ont de la tenue «ombragé») par d'épais sourcils qui, eux, curieusement, sont très bruns.

Le maître doit en mesurer deux, comme l'écrit Mgr le comte de Paris et banlieue dans son fameux traité sur la pêche au thon dans la Haute-Marne. Il se trimbale une brioche grosse comme une bétonnière et porte une veste d'intérieur de couleur champagne, avec des revers de soie noirs, des brandebourgs et des épaulettes de Cosaque.

Passe un moment de silence au cours duquel il nous scrute, Heidi et moi. Puis il s'efface pour nous laisser entrer. Demeure bourgeoisement tudesque: de la pierre, des boiseries, des tapis, des meubles sinistros et des tableaux tellement sombres et folichons que les peintres qui les ont brossés ont dû ensuite entrer dans des monastères pour retrouver le goût de vivre.

Toujours sans un mot, il nous conduit au premier, là que se trouve son vaste bureau-bibliothèque avec des échelles d'acajou pour pouvoir attraper les livres dont le nom de l'auteur commence par «A». Sa table de travail est sobre comme le tombeau de Charlemagne et son fauteuil à peine plus grand que le trône du défunt shah d'Iran. Paulus va y prendre place et nous désigne les deux sièges, relativement modestes, disposés en face de lui.

Ayant perçu comme un glissement derrière moi, je me retourne et avise un horrible gazier qui a eu la tronche éclatée à un moment délicat de sa vie et qui a été réparé par Picasso déguisé en chirurgien esthétique. Je suppute qu'il doit s'agir du porte-flingue de l'avocat.

L'arrivant s'assied près de la porte.

La tension grimpe. Le silence se fait angoissant.

A la fin, maître Paulus croise ses mains manucurées devant soi et se met à fixer Heidi d'un air interrogateur qui la glace.

— Je vous remercie d'avoir bien voulu nous recevoir à une heure aussi avancée pour son âge, maître, attaqué-je.

Il me dit:

— Vous pouvez parler français.

En français. Preuve que mon accent germanique péclote. Mais lui, pas un poil d'accent! Il serait d'Arcachon ou de Pithiviers il causerait pas mieux ma chère langue fourrée.

— Merci, maître. Je suis l'homme dont vous a entretenu Conrad Wilfrid, ce matin, ou plus exactement hier matin, puisqu'il est passé minuit. Je réclamais de l'aide et j'ai obtenu un guet-apens, ce qui indiquerait que vous préférez les agents de l'Est aux agents français. A cause de votre intervention, j'ai vécu une journée difficile qui a occasionné le décès prématuré d'un certain nombre de personnes, des femmes principalement.

Je m'attends à ce qu'il proteste, dénègue, me joue un petit air de musique de chambre, mais il continue de m'écouter avec détachement, ses grosses pattounes toujours nouées sur le sous-main.

— J'estime, mon cher maître, que vous me devez réparation pour le grave préjudice que j'ai subi. Vous connaissant de réputation, je sais qu'il va vous être facile de m'aider. Ce que j'attends de vous c'est de retrouver un vieil homme innocent que les Bulgares ont entre leurs mains. Il me le faut dans les délais les plus brefs, c'est-à-dire avant la fin de la nuit. J'ajoute que si vous me refusiez votre assistance, il s'ensuivrait pour vous de très grosses tracasseries.

Je pousse Heidi du genou. Elle murmure:

— Ils ont tué Conrad, Herr Paulus.

— Ainsi qu'Elsa Labowicz et Katarina Swoboda, si leurs noms vous disent quelque chose, ajouté-je.

Mais le gros type ne s'en laisse pas conter. Je le vois passer la main sous son bureau. Et moi je sais ce qu'il est en train de faire. Tel un présentateur de T.V. en cours de journal, il cherche le bouton destiné à avertir en régie qu'on envoie le document chargé d'illustrer son commentaire.

Je lui souris.

— Ne vous donnez pas cette peine, mon cher maître.

Je lui montre une minuscule paire de pinces logée dans le creux de ma main.

— Je viens de sectionner le fil de votre alarme.

Là, je marque un point, car il perd de son impassibilité.

— J'aime pouvoir discuter sans arrière-pensée avec un interlocuteur comme vous, maître Paulus.

Y a des gens, tu vois naître et croître la fureur sur leur visage comme tu vois arriver un orage tropical au-dessus de la mer. Ça s'assombrit, un souffle puissant agite leurs poils de nez et leurs yeux lancent des éclairs.

Dis, il va pas éclater? Son énorme bedaine paraît contenir des quintuplés arrivés à terme et qui se bousculent devant la chicane.

— Kurt! il glapit, tout en me désignant.

Le porte-coton bondit. Un vrai molosse dressé, les crocs crochetés. S'il te mord, faut que la viande soit arrachée, sinon il peut plus déplanter ses ratiches.

La vélocité du zig, Mamma mia! Il est déjà sur moi. Que juste j'ai eu le temps de virguler mes pinces coupantes dans le carreau de la fenêtre, histoire d'alerter Bérurier.

Déjà, le gorille m'a saisi les bras par-dessus le dossier de ma chaise et me les ramène en arrière au point de les faire craquer.

— Blanc! crié-je.

L'homme de main est un grand pro. C'est Çiva, ce type! Il a six bras! Déjà il m'a rousti mon feu, sans me lâcher d'un iota. J'ai l'impression d'être cimenté sur mon siège.

Le gros Paulus se lève.

— Ne le lâche pas! dit-il.