Выбрать главу

— Bien sûr. Chacun a sa chance un jour ou l'autre. L'essentiel, c'est de la reconnaître et de lui sauter dessus.

— En tout cas, je te félicite. Tu vas payer un marc pour fêter cette bonne nouvelle. Ce qui me chiffonne, c'est la pensée que tu vas partir. Je m'étais déjà mis dans la tête que nous travaillerions longtemps ensemble. C'était rudement chic, mon vieux copain, de s'être retrouvés, hein ? Tous les deux on irait au bout du monde et même au bout de la nuit, comme disait l'autre.

Je me suis rembruni.

— Nous y sommes allés, lui ai-je assuré. Vrai, Mathias, tu ne t'es pas aperçu que nous avions touché le fin fond des ténèbres ?

J'ai posé mes mains sur la table bien à plat. Elles se détachaient durement sur la nappe de papier.

— Mets les tiennes à côté, ai-je poursuivi.

Il a obéi sans parler. Elles se ressemblaient.

Malgré leur différence de taille, elles étaient fardées et façonnées par le même travail.

— Tu vois, elles ne se souviennent plus de la nuit dont tu parles. Les mains, ça se lave, comprends-tu ? Avec de l'huile de graissage mieux encore qu'avec de l'eau. Mais la conscience… Mathias, la conscience… c'est autre chose. Il n'existe pas de pierre ponce pour la récurer.

— Tais-toi, s'est-il emporté, qu'est-ce qui te prend de jouer à l'objecteur de conscience ?

Je ne pouvais pas lui parler de Petit Louis.

— Allez, en route, a-t-il dit en tapant du poing sur la table. Viens compter les bornes et écraser les hérissons.

Bordeaux la nuit… La traversée de la Gironde. Une ronde de gardiens de la paix sur les chaussées trempées de pluie. La pluie. Des maisons basses. Les artères illuminées… Quelques cafés ouverts.

— On boit un coup de blanc ? Le marc de tout à l'heure avait un goût d'alcool à brûler.

— Si tu veux !

— C'est l'heure de la fermeture, nous a avertis le garçon ; dépêchez-vous de boire, Messieurs.

Nous sommes ressortis. J'avais dans la bouche la fadeur poisseuse d'un vin de mauvaise qualité. « Tu as entendu, cette espèce de pingouin triste ? a marmonné Mathias. L'heure de la fermeture !… » C'est ce qui me plaît dans notre métier ; il n'y a pas d'ouverture ni de fermeture. Il y a de la camelote à charrier en vitesse, et à ramener intacte.

Il a escaladé le marchepied et s'est allongé sur les loques de la couchette en soupirant d'aise.

— Vas-y, mon joli, fonce dans le brouillard ; plus vite nous serons rentrés, plus vite nous retrouverons un vrai pageot. Un lit ! Dire que je vais rêver d'un lit en me couchant, tu parles…

L'attelage fuyait sous la pluie, dans un monde épais et visqueux. Les phares ne tiraient de l'ombre que des choses luisantes. La pluie tombait bien droite et son roulement mat finissait par absorber tous les autres bruits. Sur le côté de la chaussée, les roues soulevaient une gerbe d'eau presque continue, comme fait l'étrave d'un bateau.

Ce soir-là aucun phalène ne venait s'anéantir contre le pare-brise. La route était déserte et les habitations qui parfois la bordaient paraissaient inhabitées.

Les kilomètres se succédaient régulièrement ; notre course se développait suivant les règles d'une sorte de loi physique. Tout en conduisant, j'échafaudais mille projets relatifs à l'entreprise que Maurois et moi allions mettre sur pied.

J'établissais un itinéraire de Saint-Theudère à V… permettant de desservir des bourgs importants. Je m'imaginais complaisamment au volant d'un petit car de tourisme flambant neuf. Je me promettais de décider Maurois à acheter un véhicule élégant et confortable qui flatterait l'orgueil des paysans et les engagerait à circuler beaucoup. Il faudrait que je me procure un annuaire de la région et que je me mette dans les bonnes grâces du curé à cause des pèlerinages. J'essaierais également d'organiser des excursions à Genève, un jour ou l'autre les visas seraient supprimés entre la France et la Suisse et les amateurs de café iraient en caravane se ravitailler.

Une foule de possibilités, plus ingénieuses et rémunératrices les unes que les autres, se présentaient à mon esprit. Je commençais à avoir sérieusement envie de gagner de l'argent afin d'assurer à Hélène et à notre enfant une existence confortable. Elle deviendrait une petite-bourgeoise maniérée, une de ces femmes comblées que j'avais toujours méprisées parce que je me refusais à les envier.

Nous avons traversé une petite ville dont je n'avais pas eu le temps de lire le nom. A cent mètres en deçà des dernières maisons, la route franchissait la Dordogne. Ici comme ailleurs, les Allemands avaient détruit le pont, et l'on avait construit à la place une passerelle suspendue, d'aspect assez fragile. Cette impression était du reste justifiée par un large panneau indiquant en lettres rouges : Poids maximum : 6 T.

J'ai stoppé à l'entrée du pont et j'ai secoué Mathias.

— Quoi, s'est-il exclamé, on arrive en enfer ?

— C'est bien possible.

Et je lui ai désigné l'écriteau.

— Alors ? m'a-t-il fait.

— Notre attelage dépasse les 30 tonnes…

Il a bâillé paisiblement.

— Oui, je sais, que veux-tu que ça fiche ?

— Crois-tu que ce soit prudent de s'engager là-dessus ?

— Prudent, non, mais par où veux-tu passer ?

J'ai allumé le plafonnier et consulté la carte. Le prochain pont était distant de trente kilomètres ; si nous l'empruntions, nous devions accomplir un détour de quatre-vingts kilomètres.

Mathias a haussé les épaules.

— A court de gas-oil comme nous le sommes ! Du reste, rien ne dit que l'autre pont soit plus résistant que celui-ci.

Au fond, son raisonnement était valable.

— D'accord, alors on risque le paquet ?

— Ça me paraît normal. Tiens, passe-moi le volant.

Je l'ai regardé sans comprendre.

— Tu n'as pas confiance ?

— Il ne s'agit pas de ça, pauvre bazu, seulement j'ai mon idée sur la façon de traverser. Il ne faut pas aller doucement, il faut ramper, glisser là-dessus, sans secousse, comme une limace. Tu piges ?

J'ai enjambé le moteur et me suis assis sur le fauteuil libre. Mathias a débrayé. Il avait les lèvres pincées.

La pluie venait de s'arrêter, chassée par un aigre vent qui grinçait comme une poulie rouillée. Sous nos pieds, la Dordogne grondait. On se serait cru dans un film policier ; au moment où les bruits de la nuit annoncent l'arrivée imminente de l'assassin. Le Fiat tenait presque toute la largeur de la passerelle. Dès qu'il a été engagé sur les planches suspendues, le pont a eu un court frémissement et s'est tendu comme l'échine d'un homme charriant un fardeau trop lourd. Penché par la portière, je surveillais le comportement de la citerne. Jamais elle ne m'avait paru aussi grosse ; elle suivait bien et ne déviait pas de l'axe du tracteur ; il n'y avait pas à craindre qu'elle chasse sur le côté, mais son poids m'épouvantait. Un air glacé, encore mouillé, me fouettait le visage. J'avais le front ruisselant d'eau et de sueur.

— Ça boume ? a questionné Mathias.

— Vas-y !

Nous rampions en effet. Le pont craquait comme des jointures.

— Il y a des moments où le temps dure, hein ? a murmuré Mathias avec le coin de la bouche.

Je ne lui ai pas répondu. Il me semblait que le plancher de la passerelle s'inclinait sur la droite. Comme c'était de mon côté, Mathias ne devait pas s'en apercevoir, mais moi je m'en rendais compte, car, placé plus haut que mon compagnon, je découvrais avec un sentiment d'horreur que les deux garde-fous n'étaient pas de niveau.