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Maintenant le pont ne craquait plus ; c'est à peine s'il gémissait de temps à autre. Une vibration intermittente, pareille aux convulsions d'un animal foudroyé, le parcourait. Et il semblait que ce pont était quelque chose de frémissant, de vivant, et qu'il mourait, écrasé par notre citerne.

Nous avons atteint le milieu. Le plancher s'est incurvé. Il est devenu étrangement flexible tant que la citerne n'a pas été à son tour au milieu de la passerelle. Puis il s'est encore tendu. Il penchait de plus en plus. Mathias a fini par s'en apercevoir. Il m'a regardé. Son visage avait perdu tout optimisme. La gravité sur la figure de ce titi épouvantait. Et puis il y a eu un craquement sec et notre attelage s'est incliné d'au moins trente degrés. Mathias a coupé le contact. Un silence atroce s'est engouffré en nous comme de l'eau. Il s'est passé plusieurs secondes avant que nous puissions percevoir à nouveau le bruit du vent et de la rivière.

— Cette fois, ai-je murmuré…

— Oui…

— Filons et allons chercher du secours.

Il s'est emporté.

— Du secours, du secours, les pompiers de Bordeaux, hé, c'est à ça que tu penses ? Le temps que nous trouvions un village et dans ce village un téléphone, le temps que les pompelards nouent leur cravate et rappliquent, le matériel sera dans le bouillon.

— Eh bien alors, me suis-je écrié, ouvrons les vannes, et allons attendre que la citerne se soit vidée de l'autre côté de l'eau. A ce moment là elle ne pèsera pas cinq tonnes, tout ira bien.

— Nom de D…, balancer la came ! Dis, tu es pas louf ? Plus d'un million de vin blanc dans la Dordogne, merde alors ! Je me fais marinier tout de suite. Et tu crois p't'être que j'oserais retourner à la maison après ce coup-là, et leur dire la bouche en cœur : J'ai fait la connerie de passer sur un pont à la noix ; arrivé au milieu j'ai eu la pétoche alors j'ai envoyé vingt-deux mille litres d'entre-deux-mers aux poissons, histoire de les saouler un peu ?

— Et si tu ne leur ramènes rien du tout, gros malin ?

— Qu'est-ce que ça fout, si le type ne revient pas non plus ?

Tant de simple héroïsme m'a bouleversé.

— Mon vieux copain, ai-je dit. Mon vieux camarade, tu ne te rends pas compte de la grandeur de ce que tu dis.

Il a souri. Son air gouailleur a refleuri comme un volubilis à l'approche de l'aube.

— Écoute, petite tête, tu vas filer d'ici en vitesse et aller m'attendre de l'autre côté. Ça fait que si quelque chose ne va pas, tu pourras raconter comment ça s'est passé.

— Ne plaisantons plus, allez roule !

Il a secoué la tête.

— Et ta petite môme qui t'attend avec son loupiot dans le ventre ? Pour un peu de respect humain, tu ne vas pas la laisser choir.

J'ai pensé à Hélène ardemment. J'entendais sa voix, sa chère voix me dire : « Je n'en peux plus de t'attendre, Pierre. » Mathias avait raison, je le savais. Mais j'étais un homme, rien qu'un homme avec des faiblesses d'homme, même lorsque ces faiblesses ont le masque du courage.

— N'insiste pas, je reste.

— Mais…

— Si on y passe, tant pis. Il y a tellement de pauvres bougres qui sont morts pour que leur général ait une étoile de plus sur sa manche, rien que pour ça… J'aime mieux m'offrir le luxe de culbuter avec un copain et… vingt deux mille litres de vin…

— Bon ! Alors nous allons changer de tactique. Cette fois, j'embraye et je mets pleins gaz.

Le moteur a tourné sourdement. Un instant, j'ai cru que le véhicule allait patiner, puis il s'est arraché, le pont penchait de plus en plus, mais la distance nous séparant de l'autre rive diminuait : quatre mètres, trois mètres cinquante… Lentement le pont se relevait. Quelques tours de roues… Ça y était, nous étions sauvés. Sauvés !

— Maintenant, il s'agit d'en mettre un coup et de donner l'alarme au prochain bourg. Tu vois pas qu'un autre poids lourd ait l'idée de nous imiter ?

J'avais la gorge serrée. J'ai posé ma main sur celle de Mathias.

— Écoute, lui ai-je dit, prenant délibérément une décision, nous avons vécu trop de sales moments ensemble, il ne faut pas que nous nous quittions. Donnons un sens à notre amitié, Mathias. J'aurai besoin d'un type à la hauteur pour me seconder dans mon entreprise d'autobus. Et ce type ce sera toi. Et nous travaillerons ensemble ; nous continuerons à nous bagarrer côte à côte. Le veux-tu, dis, ma vieille, le veux-tu ?

Il s'est concentré sur sa direction.

— Oui, a-t-il dit, oui, je le veux. Mais ne compte pas que je te fasse des discours pour t'exprimer ma gratitude. Qu'est-ce que tu veux, j'sais pas causer.

TROISIÈME PARTIE

C'est le cœur qui fait les éloquents.

QUINTILIEN.

C'était merveilleux de conduire un car flambant neuf, merveilleux surtout de se dire qu'on l'exploitait pour le compte d'une maison dont on était actionnaire. Car Maurois m'avait inscrit pour vingt-cinq pour cent des parts lors de la constitution de la société.

— Capital travail, avait-il bougonné.

Nous avions pu, grâce à je ne sais quel appui, faire « débloquer » un véhicule récemment sorti des usines Berliet.

Il s'agissait d'un petit car de vingt-cinq places, robuste et confortable, auquel nous attelions une remorque pour les bagages. Maurois, qui possédait autant de relations que le Bottin mondain contient de noms, s'était chargé d'obtenir les autorisations préfectorales. J'ai employé les quelques semaines nécessaires à l'établissement des paperasses à aménager un vieux hangar en garage.

Ce bâtiment appartenait à madame Picard ; il était situé tout en haut du bourg et flanquait une ferme croulante qu'elle avait héritée depuis longtemps et qui commençait à se répandre dans les orties.

L'excellente femme nous avait loué cette partie de la masure pour une bouchée de pain et mon seul souci, pendant quinze jours, avait été de la consolider suffisamment pour qu'elle ne s'écroulât pas sur notre car. Je m'étais donc transformé en maçon et j'avais, avec l'aide du charpentier et du Yougo, étayé les murs au moyen d'énormes madriers, vidé le hangar du foin moisi qu'il abritait encore, changé une partie des tuiles, installé l'électricité et réparé le portail branlant.

Lorsque la construction a été susceptible d'accueillir le car, j'ai fauché les hautes herbes qui l'entouraient et, à la pioche, j'ai tracé un sentier sur les vingt mètres la séparant du chemin.

Après quoi, les paysans m'ont vu accomplir très souvent avec la B 2 l'aller-retour Saint-Theudère-La Citadelle, car je m'étais promis d'arranger dans le fond du nouveau garage un petit atelier de réparation où je pourrais non seulement entretenir notre véhicule, mais aussi continuer à m'occuper — à temps perdu — des engins agricoles du pays.

Depuis notre accident, Maurois avait renoncé à poursuivre son entreprise de transport ; il m'avait donc abandonné tous les outils se trouvant à la Citadelle et c'est pourquoi je revenais de chez lui, deux fois par jour, au volant de la vieille guimbarde de Thiard, pleine comme une tortue, rapportant avec une joie d'avare un poste de soudure autogène, un étau, une enclume et jusqu'à un établi de fer que nous avions arrimé tant bien que mal sur le toit de l'auto, ce qui donnait à la voiture l'aspect bizarre d'un char d'assaut de 1914.