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— Elle m'a payé un verre de marc. Tu vas voir comme c'est idiot ; en le buvant, je marchais dans la cuisine. Je lui racontais des histoires idiotes ; tiens, la blague du pape. A un certain moment, je me suis arrêté devant la photographie du gars, tu vois ce que je veux dire ?

Mon sang s'est glacé. J'avais déjà compris.

Mathias a enchaîné :

— Depuis le premier jour que je l'avais vu, il me semblait le connaître ; ça me poursuivait… Il y a des moments où j'y pensais pendant le travail. J'aurais dû t'en parler, bien sûr, mais j'avais dans l'idée que ça t'aurait contrarié ; tu sais, on sent des choses comme ça…

— Mais, accouche, sapristi !

Il m'a regardé tristement.

— Si tu crois que c'est facile d'avouer une bêtise pareille… Habituellement, lorsque j'allais chez toi, je pensais à la photo. Je me disais : aujourd'hui, vas-tu enfin te souvenir ? Et puis, c'était le vide, le brouillard. Et aujourd'hui, elle m'était sortie de l'idée. Quand je l'ai regardée, ç'a été comme une rencontre. J'ai poussé un cri, parce que je venais de reconnaître la petite lope que nous avions descendue dans la cour de l'école. Hélène a vu ma surprise : « Vous le connaissez ? » elle m'a demandé. Sans réfléchir, j'ai fait signe que oui. Je ne savais pas que c'était son frère. Je lui ai raconté toute l'histoire et avec des détails ; tu te rappelles ce pauvre dégonflé qui voulait pas mourir ?

— Alors ?

— Elle s'est évanouie. Je m'en suis vu pour la ranimer. Heureusement que le marc était sur la table. Quand elle a eu enfin repris conscience, elle m'a raconté… J'aurais eu un pétard, je m'en serais flanqué un coup dans le citron, tellement j'étais couillon. Je l'ai conduite chez Thiard, j'avais peur… à cause de son état, tu comprends ?

— Alors ?…

— Je ne sais pas ce qu'elle a raconté au vieux, mais il l'a embarquée dans sa bagnole. Au moment où ils allaient démarrer, elle s'est penchée par la portière. Elle ne pleurait pas, je te le jure, mais elle avait une figure mince comme un coupe-papier, et toute blanche.

Elle m'a dit :

— Mathias, vous direz à Pierre, vous direz à Pierre…

Il s'est mis à pleurer à gros sanglots, comme un gosse, c'était la première fois que je le voyais pleurer.

— … Vous lui direz que c'est oui… il comprendra… C'est vrai que tu comprends ? s'est-il inquiété.

Je me suis assis par terre, le dos contre un arbre… Je regardais s'éclairer les premières étoiles de Saint-Theudère.

— Bien sûr, ai-je murmuré. Elle savait que je lui demanderais si elle m'aime encore, malgré tout… enfin malgré l'exécution de son frère. Et c'est oui, tu vois, c'est oui, Mathias… Sapristi, que la vie est idiote !

Il s'est acagnardé contre l'arbre à son tour.

— Je suis impardonnable, a-t-il murmuré.

— Mais non, c'est de ma faute, j'ai été stupide de ne pas te révéler la façon dont j'ai rencontré Hélène.

Il a haussé les épaules.

— Hélène, a-t-il balbutié, Hélène… Où crois-tu que le toubib l'a emmenée ?

— Chez ses parents. Où veux-tu qu'elle aille, une fille comme elle, lorsqu'elle ne se sent plus le droit de vivre avec l'homme qu'elle aime ?

Thiard est arrivé une heure plus tard. De la place, nous avons entendu le tof-tof de la B 2 dans la côte. Nous nous sommes dressés. La nuit était pleine maintenant et les grenouilles se sentaient en sécurité. Le docteur a arrêté sa bagnole en nous apercevant. Il en est descendu péniblement. Jamais il ne m'avait paru si vieux, si seul, si navré.

— Bonjour, petit, m'a-t-il dit en me serrant la main. Alors votre ami vous a mis au courant ?

— Oui, doc…

— C'est à la fois cornélien et bête… mais je ne comprends pas.

— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?

— Comment vous avez pu vivre aussi longtemps à côté d'elle sans rien lui dire. Vous avez dû souffrir…

— J'ai souffert, mais je l'aime, toubib, je l'aime et le reste ne compte pas. Du moment que j'ai eu la force d'accepter mon acte, qu'importait que Petit Louis soit le frère d'Hélène…

Le docteur s'est laissé tomber sur un banc ; il a ôté sa casquette et s'est gratté la tête.

— Où l'avez-vous conduite ? ai-je questionné. Chez ses parents ?

Il a secoué négativement la tête.

— Je voulais l'y mener, mais elle a refusé.

— Hein ! Alors où se trouve-t-elle ?

— En prison.

Les deux mots sont tombés sur moi comme des pierres. Je suis resté un moment abruti par le choc.

— En prison ?

Mathias lui aussi semblait ne pas comprendre.

— Elle a insisté, a dit le docteur. Oh, tonnerre, ne faites pas cette figure-là, essayez de comprendre ce qui arrive à cette gosse… Elle aurait pu aller n'importe où, vous l'y auriez suivie, n'est-ce pas ? Elle le savait… or elle a besoin d'être seule, pas exactement seule, mais isolée de vous et, au fond, pour elle ça revient au même. Il n'y a qu'en prison que vous ne pouvez pas la rejoindre. Elle m'a expliqué tout ça très bien ; c'est une fille terrible, mon petit. Elle m'a chargé de vous faire comprendre ce qui se passait en elle… Je l'ai conduite au procureur ; c'est un ami ; j'espère que ça ira tout seul, car elle n'a rien fait de répréhensible. Je vous fous mon billet qu'il y aura non-lieu.

« Elle va rester à l'infirmerie avec son ventre et son ventre, c'est vous… quelques jours… quelques semaines, peut-être. Après quoi, nous irons la chercher avec la B 2, vous, Mathias et moi, tous ensemble. Il faut qu'elle ait le temps d'accepter la chose à son tour ; elle a du retard sur vous.

L'angélus a tinté, là-haut, dans l'ombre bleue de la nuit. Un vent frais s'est levé. J'ai frissonné. Je pensais au pavillon où la cheminée garnie de braise, la lampe à pétrole, l'odeur de vieux bois attendaient Hélène. Hélène qui était en prison. Hélène qui ne rentrerait pas ce soir.

Et alors j'ai compris que rien n'était changé et que sa seule prison ce serait moi, jusqu'à la fin, comme elle était la mienne. J'ai su qu'au même instant nos deux cœurs cognaient à l'unisson et qu'elle avait envie de crier son amour, puisque je serrais les dents pour ne pas crier le mien. La boucle était bouclée. Un an auparavant, je lui avais évité la prison ; mais il ne s'agissait là que d'un sursis. Et ce sursis nous avait suffi pour bâtir un monde.

Thiard a passé son bras autour de mon cou.

— Elle veut que vous continuiez votre tâche en l'attendant et que vous vous battiez sur la route. « Sur la route, a-t-elle dit, où meurent les hommes et les hérissons… »

— Entendu, doc… je sais qu'elle a fait de moi un homme et je ne faillirai pas.

— Elle reviendra, a dit Mathias.

— Elle reviendra, ai-je affirmé. Et tout recommencera.

Je me suis tu ; je ne reconnaissais plus ma voix fêlée. A pas lents, je suis allé à l'auberge et j'ai demandé à madame Picard la permission de monter revoir la chambre de notre première nuit. La petite pièce sentait le triste. Les mouches continuaient d'y mourir avant l'hiver dans le cadre à photos disjoint. Sur l'image, on voyait toujours cette noce du siècle dernier, souriante et guindée, avec les cols durs, les chapeaux à plumes et le petit garçon tondu qui tenait la traîne de la mariée.

Alors il m'est venu une idée. J'ai couru chercher de quoi écrire à la cuisine. Sur l'étagère de la croisée, j'ai pu dénicher un flacon d'encre pâle, une plume ébréchée, un bloc de correspondance écorné. Toujours en courant, je suis remonté m'enfermer dans la chambre et c'est de là, Monsieur le Procureur, que je vous écris l'histoire de ce sursis. J'ai voulu que le juge d'instruction qui instruira et que les jurés qui peut-être jugeront connaissent la vérité sur celle que vous appelez la fille Lhargne. Je vous ai dit tout ce que j'ai vécu à ses côtés, et tout ce que j'ai vécu pour elle. Parce que c'était Hélène… ma petite Hélène, et que vous êtes en train d'examiner notre histoire à la lumière de votre lampe de bureau. Vous la disséquez, la classez, l'étiquetez, l'enfermez dans des chemises vertes soigneusement numérotées. La magistrature y trouve peut-être son compte, mais pas la vérité, Monsieur le Procureur. Non ! surtout pas la vérité. C'est pourquoi je vous adresse respectueusement ces feuillets.