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C'était exactement les yeux d'un médium qu'on vient d'éveiller : vides et ternes, sans curiosité et sans mémoire. Hélène lui a alors fait absorber un sirop d'éther et lui a lavé le visage à l'eau de Cologne.

Après quoi, tous trois nous l'avons changé : il était aussi difficile à habiller qu'un mort.

— L'air lui fera du bien, ai-je dit au jeune homme, vous êtes en voiture ?

— Non, à motocyclette.

— Bon Dieu, mais jamais il ne pourra se tenir à califourchon.

— Comment l'emmener jusque là-bas ?

C'est à cet instant que j'ai pensé à la B 2. Je me suis mis à rire, tant la chose me semblait cocasse. Ce vieux clou que je venais à peine de remettre en état et qui allait inaugurer sa seconde carrière en transportant le docteur… Hélène avait compris et souriait aussi.

— Votre réservoir est-il plein ? ai-je demandé.

— Alors si nous trouvons un tube de caoutchouc pour le vider, tout ira bien, venez…

* * *

Pour aller chez les Maurois, il fallait descendre tout en bas du bourg et prendre la route des marais, couverte d'une glaise perfide. L'auto dérapait facilement, et tout en me cramponnant à la direction, je ne cessais d'appréhender qu'une panne n'arrêtât cette caisse de ferraille. Ensuite, on empruntait un chemin de terre aux ornières rocailleuses qui escaladait l'envers d'une des deux collines abritant Saint-Theudère. A chaque cahot, le docteur que l'on avait installé à mes côtés glissait sur mon épaule et je le redressais d'un coup de coude. Son ivresse ne l'avait pas abandonné, mais s'était transformée en un état prostatique qui lui laissait quelque peu de ses facultés. Je lui parlais le plus possible afin de le tirer de sa torpeur.

— Attention, toubib, nous allons chez monsieur Maurois. Vous pigez ? Maurois, le fabricant de mousseux, pour un accouchement. Essayez de revenir à vous, sacrebleu !

Il hochait la tête en réprimant des nausées. Derrière nous, le secrétaire faisait part de ses craintes à Hélène.

— Je veux bien être pendu si ce bougre-là reprend conscience avant d'arriver.

— Peut-être, a répondu ma compagne, qu'il récupérera lorsqu'il se verra devant ses obligations professionnelles.

— Espérons-le !

Sans doute le médecin avait-il entendu cette conversation, pourtant tenue à mi-voix, car il s'est brusquement secoué par un prodige de volonté.

— Arrêtez ! m'a-t-il ordonné.

Lorsque j'ai eu stoppé, il a murmuré :

— Ma trousse !

— Elle est là, docteur, ne vous inquiétez pas.

— Donnez !

Je l'ai ouverte sur ses genoux. Alors il m'a désigné une seringue de Pravaz et une ampoule.

— Faites-moi une piqûre.

— Que contient cette ampoule ?

Il a haussé les épaules.

— Dépêchez-vous !

Nous l'avons porté devant la voiture, car nous ne possédions, pour nous éclairer, que la lumière des phares. Pendant que le secrétaire lui baissait son pantalon, j'ai préparé la seringue. Comme nous ne pouvions la faire bouillir, je l'ai nettoyée à l'éther. Thiard ricanait en me contemplant de ses petits yeux de furet injectés de sang.

La piqûre a eu un effet presque immédiat. Il a pu remonter tout seul dans l'auto. Il a bâillé et s'est acagnardé contre la banquette. Il semblait lucide, mais d'une humeur exécrable.

— Dites-donc, toubib, lui ai-je demandé, vous me trouverez peut-être curieux et entêté, mais j'aimerais savoir ce que contenait l'ampoule.

— Vous vous enivrez quelquefois ?

— Non, enfin rarement, et en tout cas pas à mort, comme vous. N'empêche que je trouve votre antibiture épatant.

— Si un jour il vous est nécessaire, venez me trouver, a-t-il grommelé.

Il a ajouté d'un ton hostile :

— Pour l'instant, contentez-vous de la gaze, puisque c'est ce dont vous avez le plus besoin…

Je me suis mordu les lèvres. J'ai jeté un regard à Hélène dans le rétroviseur ; son visage m'a paru aussi blanc que son pansement dans le noir.

* * *

Les Maurois habitaient une sorte de gentilhommière adossée à un piton rocheux, entourée de sapins et flanquée d'une tour basse. La demeure, encore que délabrée, ne manquait pas d'allure et achevait de valoir à son propriétaire le respect que sa fortune sollicitait déjà. Monsieur Maurois possédait les plus beaux vignobles du canton ; ses crus n'étaient pas réputés, mais il leur avait assuré une noblesse d'empire en transformant ses récoltes en vin pétillant connu sous l'appellation de « Clos de la Citadelle » ; ce petit mousseux au goût agréable connaissait une certaine vogue à Paris, dans quelques restaurants avoisinant les Halles où Maurois avait ses petites entrées, car le viticulteur avait la mainmise sur les produits maraîchers de la région qu'il transportait dans la capitale au moyen d'un matériel roulant perfectionné. Éloignés des grands centres, les paysans de ce coin perdu préféraient travailler avec Maurois plutôt que de véhiculer leurs légumes dans des carrioles jusqu'à d'hypothétiques marchés.

Le docteur Thiard, qui récupérait très vite, m'avait en cours de route donné ces quelques indications sans se soucier de la présence, derrière nous, du secrétaire.

— Voyez-vous, a-t-il conclu avant que je n'amorce un impeccable virage devant la propriété, pour réussir dans l'existence — collectivement parlant, bien sûr — il suffit d'être un catalyseur.

* * *

Le maître de la « Citadelle » évoquait un notaire de Balzac. C'était un petit homme triste et frileux auquel on ne savait à première vue donner un âge, une profession, un caractère, un niveau social.

Vêtu de velours vert, coiffé d'une sorte de bonnet rond, le visage émacié, l'œil pâle et anxieux, il ressemblait à Van Gogh. Ce personnage ne possédait certes pas le physique de sa fortune. Quand nous sommes arrivés, il était à la cuisine en train de fumer un cigare, assis dans un immense fauteuil, apparemment indifférent aux cris et gémissements venant de l'étage supérieur.

— Vous voilà tout de même, docteur, a-t-il murmuré sans même se lever. Avec vous, on a le temps de claquer cent fois.

Sans répondre, le vieillard s'est engagé dans le monumental escalier de bois, et nous nous sommes retrouvés seuls avec Maurois et son employé.

— Il était saoul, je parie ? a questionné le maître de la Citadelle. Qui sont ces gens ? a-t-il enchaîné en nous désignant du doigt.

Le secrétaire a relaté le rôle que nous avions joué. Maurois nous a regardés d'une manière plus attentive.

— Merci. Vous êtes des touristes ?

— Si l'on veut.

Une fois de plus, j'ai débité notre petite romance.

Sur ces entrefaites, une servante est venue chercher un chaudron d'eau chaude. Là-haut, les cris redoublaient.

— Peut-être pourrais-je me rendre utile, a proposé Hélène en se levant.

— Laissez, elle accouche de son quatrième enfant, elle a l'habitude… Félix, allez chercher une « Clos de la Citadelle », l'année du Maréchal.

Pendant que le secrétaire s'exécutait, Maurois nous a fourni quelques explications :

— En 1941, j'ai envoyé une caisse de mousseux à Pétain, il m'a adressé quelques lignes de remerciements dans lesquelles il déclarait poliment que mon vin était excellent. J'ai fait aussitôt coller des étiquettes sur les flacons : « Année du Maréchal », mais ça n'a pas poussé la vente. Alors je liquide ces flacons-là dans l'intimité.

Il a éclaté de rire :

— On peut mêler le vin à la politique, mais pas la politique au vin.