Comme on ne doit pas parler la bouche pleine, je ne vais pas pouvoir vous raconter la seconde partie de ce passionnant débat. Sachez seulement que je suis dans un état en comparaison duquel celui de Charles Quint ressemblait à la Principauté de Monaco. La bagarre, la surprise, la qualité de ma partenaire sont autant de stimulants, superflus certes, mais dont l’effet accroît encore ma force centrifuge. Aussi lui réussis-je admirablement, sans le moindre accrochage, des machins aussi compliqués que « L’Aspirant habite Javel », « Tombouctou », « Et des like this ? », « Les poires au sirop », « L’lâche censeur pourlèche à faux », « L’étroit lancier du Bengale », « La paire du père au pair », et surtout « Si tu le trouves trop chaud, souffle dessus », la figure la plus périlleuse de mon numéro.
— Eh bien, pour une première rencontre, ça se pose là ! affirme l’admirable donzelle après cet échange de civilités.
— N’est-ce pas, chérie ?
Jusqu’ici, pour moi, Mélodie était un mythe, une abstraite raison sociale. L’expérience vient de me démontrer que c’est aussi une raison sociable ; extrêmement sociable ! Quelle fougue ! Quelle technique ! Elle serait pas japonaise par un ami de son père, des fois ? On lui aurait pas appris à lire dans le Kamasoutra, dites, d’après vous ? Le don, le don, je veux bien, mais c’est trop facile comme explication. La plupart de gens doués ont appris à l’être…
On se défrime, puis on se sourit en complices contents d’eux-mêmes. Réussir quelque chose à deux, surtout quand c’est l’amour, quelle griserie, mes frères bien chers ! Quel dépassement ! On effervesce en cœur ! On congratule du sexe ! On a des épanouissements partout ! On pâme du mental. On a la gloire glandulaire qui rayonne.
— En dehors de mon bonheur, dis-je, que viens-tu fiche dans cette aventure, sublime aventurière dont le front sort brillant des voiles du couchant ?
Elle visse avec application une Camel[23] dans son fameux fume-cigarette.
— Ma fortune, j’espère, déclare-t-elle.
— De quelle manière ?
— En replaçant cet ahuri de Savakoussikoussa au pouvoir.
— Et s’il défunte ?
— En agissant comme s’il vivait toujours, my dear Casanova !
Elle a une manière bien à elle d’expulser sa première goulée. Elle accumoncelle la fumaga dans sa bouche, un gros nuage qu’ensuite elle expulse en avançant la lèvre inférieure, si bien que la fumée monte, rectiligne, et tourbillonne le long de son joli nez. Elle la respire au passage, la prise en quelque sorte, ce qui est l’art d’utiliser les restes.
— Es-tu aussi doué en géographie qu’en technique amoureuse, beau flic ?
— Mon érudition est confondante, osé-je. À la maison bourremen on m’a baptisé le Mémento de la Rousse.
— Prouve-le. Quelles sont les ressources naturelles du Kuwa ?
Je ferme les châsses, histoire de m’escalader la mémoire sans choper le vertigo.
— Arachide et manioc, non ?
– Ça, je t’en fais cadeau, mon poulet joli, je n’ai jamais été fascinée par l’agriculture. Tu oublies le principal…
— Des mines, non ?
— De quoi ?
— De brindzinc !
— Exact, ensuite ?
— De diamants ?
— Bravo ! C’est rare de trouver un policier instruit.
Elle pétouille un peu de fumée et, pointant sa fausse sarbacane sur moi, attaque.
— Je te fais une propose, San-Antonio. On s’associe ! À toi le brindzinc, à moi les diams, correct ?
— Voilà un projet qui mérite d’être développé, déclaré-je sans broncher. Avant tout chose, je réalise mal que tu aies la possibilité de jeter ton dévolu sur la production d’un pays. Deuxio, en admettant que tu l’eusses, je ne vois pas ce que je ferais du brindzinc qui m’écherrait.
— Voyons, monsieur le Mémento, passons à la partie scientifique, à quoi sert le brindzinc ?
— On l’emploie dans le domaine nucléaire, il me semble ?
— Exact, c’est donc te dire que des tas de gouvernements piétinent devant la porte de Kelkonoyala, l’actuel chef du pays. Seulement le colonel Kelkonoyala est un homme rusé, qui ne lâche sa camelote qu’avec parcimonie, histoire de faire grimper les prix. Depuis qu’il est au pouvoir, l’habile gredin s’est constitué une réserve impressionnante de diamants et de brindzinc. Renversons-le, comme prévu, et emparons-nous du butin. Comme les femmes sont coquettes, je prendrai les pierres, et comme les hommes de ta trempe sont patriotes, tu offriras le brindzinc à ton pays. Si après cet exploit on ne te fout pas la Légion d’honneur c’est que tu l’auras refusée par lettre recommandée.
Il se fait un silence.
Très relatif, car la forêt d’alentour nous engourdit les trompes de son vacarme.
Dites donc, les gars, ça devient captivant, cette histoire, non ? Voilà qu’après avoir été kidnappé, je risque de tourner au héros national. San-A, le bienfaiteur de sa patrie ! Ouvrez le ban, j’ai envie de m’asseoir.
— Voilà qui n’est point sot (comme dirait Chapuis), finis-je par articuler. Mais comment diantre t’es-tu trouvée mêlée à cette histoire, ma très radieuse ?
— De la manière la plus simple qui soit : je l’ai inventée.
— Explique ! vertige de mes sens.
— Très simple, un soir d’insomnie, j’ai lu dans une belle revue dorée sur tranche une étude sur le Kuwa actuel et ça m’a donné à réfléchir. Je suis un être impulsif. Je crois à l’instinct comme je crois à l’amour. Trois jours plus tard, ma décision était prise…
— Mettre la main sur les diamants kuwiens ?
— Oui. Mon petit doigt me dit qu’il doit y en avoir pour un fameux paquet. Alors je suis allée aussitôt trouver Savakoussikoussa dans sa retraite de Vevey et j’ai fini par le persuader que je pouvais le ramener au pouvoir. Au début, il s’est fait tirer l’oreille. Il a du fric, la paix, et l’âge auquel un homme commence a préférer une longue existence aux révolutions. Mais enfin j’ai su le convaincre…
— Le micmac italien, une idée à toi ?
— Comme le reste.
— Pour quelle raison, ce simulacre d’enlèvement ?
— Il était important de ramener le président au premier plan de l’actualité. Donc, pleins feux sur lui par son rapt.
— Pourquoi cette insolite publicité, mon atout de cœur ?
— Tu oublies une chose, ardent San-Antonio. Pour renverser le tyran actuel, le très cruel Kelkonoyala, nous ne disposons pas de forces armées, pas même de mercenaires, voire de partisans, mais juste d’une poignée d’hommes, déjà neutralisés. Il convient donc d’agir par la ruse, en créant une opération psychologique d’envergure.
« Primo, Savakoussikoussa a été capturé mystérieusement. Je pense que la nouvelle fracassante a dû impressionner son successeur. Dans quelque temps, avec la complicité des Libyens (tu lis bien ?) et après que nous nous serons manifestés ici, la nouvelle éclatera comme un coup de tonnerre : « Le leader noir Savakoussikoussa réapparaît à la tête d’une armée pourvue d’une flotte aérienne impressionnante, et épaulé par l’as des services spéciaux français, le fameux, l’universel San-Antonio. On le verra dans les journaux du monde entier, à ton côté, te décorant, assistant à ton départ en mission, passant des troupes en revue, etc. ». Voilà qui ébranlera le moral de Kelkonoyala. Moral déjà sérieusement affecté par la capture de sa fille, la très belle Kelmijoré qui a été enlevée à Venise par deux fidèles du président. »
Je tique. La ravissante petite Noirpiote de la malle !
— Nous avons choisi la date de sa visite dans la cité des Doges pour démarrer notre action, continue Anabelle-Mélodie. Juge de la confusion qui doit régner dans l’esprit de Kelkonoyala depuis qu’il a appris la disparition simultanée de sa fille et de son prédécesseur, dans la même ville, au même moment.
23
J’écris « Camel » pour amorcer le coup, et parce qu’on est en Afrique, sinon l’emplacement est à vendre.