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— V’là le télégaphiste ! annonce Touduku.

L’arrivant nous salue, puis se met à tambouriner son instrument de la paume. Il produit quelques sons qui ressemblent à du morse, puis tend la main pour recevoir un pourliche. N’ayant pas de monnaie kuwienne en ma possession, je lui donne une banane, ce qui paraît le satisfaire.

— Tu veux bien nous débroussailler le texte, Touduku ? demandé-je à notre zélé collaborateur.

— Facile, m’sieu[24] ; ça dit comme ça, qu’en a hommes volants sautés avec gand pahapluie d’un Vickè Viscount au-dessus de la fohêt de Ham boû Yé.

— Nos renforts ! déclare Anabelle. Elle est loin d’ici, la forêt de Ham boû yé ?

— Avec la piste 12 à gande ciculation, faut pas plus d’une heu.

— Prends quelques hommes avec toi, et allons-y, décidé-je.

* * *

C’est la première fois que je déambule à travers la forêt.

Ah ! mes amis, quel enchantement. Cette lumière verte ! Cette odeur opiacée ! Ces arbres géants ! Les vols de perroquets, qu’on aperçoit tout là-haut à travers les déchirures du feuillage. Le bruissement des singes. Les cris tout cois des toucans. C’est un monde formidable, secret, angoissant, mais si pur… En arpentant la piste, derrière mes Noirs luisants comme des veaux mort-nés, je songe qu’il faut être bien glandu pour s’obstiner à exister dans la pestilence des villes, alors que, pour un temps encore, l’homme sage dispose de cette vie végétalo-animale. On reste enchevêtrés dans nos puantes agglomérations. On s’empile, toujours plus haut et plus étroitement dans nos clapiers vertigineux tandis que la brousse continue de proposer asile et sûreté. Folie ? Névrose ! Masochisme ! Ô Métro, télé-couleurs, Salon de l’auto, gratins de queues de langouste, Sécurité sociale, je vous hais !

Les gars de ma cohorte chantent pour se donner du courage une marche martiale, dont les paroles disent comme ça :

« Su la piste de Loû-Vié (bis) « Y avait un gan socier (bis), etc. »

Comme ils sont sains, et nobles, et candides, ces braves Noirpiots que l’on s’obstine à contaminer de toute notre civilisacon. Ils sont restés blottis au fond des âges, protégés par leur innocence des affres de l’avenir. Ah ! mes copains, mes copains…

— C’est encore loin, Touduku ?

— On y est, patron !

Il a dit patron, avec le « r ». Je lui en fais la remarque et il paraît gêné.

— Excusez-moi, paton, vous savez ce que c’est ? Des fois on s’oublie.

Touduku se tait, tous ses sens en alerte. Il tend l’oreille aux mille clameurs qui retentissent à travers les frondaisons.

— Je compends gohille, dans le coin ! déclare cet homme de la nature.

— Un gorille, tu crois ?

— Oui, oui, paton. Gohille en ut !

— En rut ?

— En plein ut.

Je lui mets la main sur l’épaule.

— Touduku, mon ami, par délégation spéciale, je t’autorise désormais à prononcer les « r » couramment.

Vous verriez éclater sa joie ! Avec quelle fougue il me biche la main pour la porter à ses lèvres. L’humecte de baisers.

— Merci ! Oh, merci ! patron, s’époumone-t-il. Grâce à toi je vais enfin pouvoir porter mon vrai nom.

— Qui est ?

— Troudrukru, patron !

Ses copains font cercle, la tête levée, l’œil inquiet. Ils parlementent en bas kuwien (le haut kuwien ne se parle que lorsqu’on est grimpé au sommet d’un fromager).

— Que disent-ils ?

— Qu’il y en a pas gorille, patron, mais monstre !

— Par nouvelle délégation, également spéciale, je te dispense aussi des tournures de phrase petit-nègre telles que « y en a pas », Trouduk.

Il pleure de reconnaissance, s’agenouille pour baiser mes pataugas. Magnanime, très Charles VII relevant Jehanne d’Arc, je le remets à la verticale.

— Quel genre de monstre entendent-ils, tes potes ?

— Mon Dieu, patron, par définition, un monstre n’a pas de genre, objecte Troudrukru.

Il tend le doigt, en même temps que l’oreille pour me désigner les ondes sonores insolites.

— Percevez-vous ce cri modulé ? me demande-t-il.

Je perçois.

Cela tient du loup-cervier, du chat-huant, et de la grand-mère à qui l’on montre une photo porno. Cela fait à peu près hou hou ou ou…

Et cela panique toute la forêt. Les échos le multiplient ! Les singes s’en effarent ! Les oiseaux s’en envolent ! Les fauves s’y intéressent !

Cela n’est ni d’un mammifère, ni d’un batracien, pas davantage d’un oiseau ou d’un reptile, encore moins d’un poisson.

Cela n’a pas de classification formelle.

Ça gronde, ça répercute, ça tumulte !

Haou hou ou !

On marche, fascinés, dans la direction du cri. Haraou haou hou ouïe !

Car le cri se modifie, il s’ensyllabe.

S’amplifie aussi.

— Là, patron ! Dans les branches de cet enviander géant !

Je lève ma tête altière dont l’énergie et le romantisme n’échappent à personne, et surtout pas à vos épouses, mes bons amis.

Au sommet de l’arbre, je vois une masse blanche, que gonfle une très légère brise embrasée. Deux grosses pattes vertes s’agitent sous la chose moutonnante et chenillante. C’est des entrailles du monstre que part le sinistre hululement.

En pleine trouille, mes pisteurs vitupèrent tellement vite que ça ferait dérailler la bande d’un enregistreur. L’un d’eux dégaine son arc pour décocher un gros dard poilu à l’hôte bizarre de l’enviander géant (en latin barbacus grandissimo), mais je le stoppe d’un vibrant :

— Stop !

Précisément.

Taxi, hôtel, stop, sont des mots internationaux ! Il y en a d’autres ! Y en aura, de plus en plus. Les Ricains s’en occupent. Moi aussi.

— Votre monstre, c’est un de nos parachutistes ! aboyé-je, car je parle chien lorsque je suis à court d’arguments.

— Ma foi, il semblerait que oui, ajoute Trouduk, on dirait que ses sustentes se sont accrochées aux branches.

J’y vais ! ajoute le vaillant garçon en s’élançant. Ah ! mes poules blanches ! Faut aller là-bas pour bien se pénétrer que si l’homme ne descend pas du singe, il descend au moins des sapeurs-pompiers. Il se plaque à l’énorme tronc comme une chenille processionnaire, Trouduk. On le dirait à ventouses, la manière qu’il y adhère bien. N’importe qui de parmi vous essayerait de l’imiter, les gars, qu’il s’éplucherait la peau des jambes et s’y userait les aumônières. Un vrai lézard ! La bébête qui monte, qui monte… Les gus de cette contrée sont arboricoles, quoi ! Pires que les ouistitis et les écureuils. Je suis sûr qu’on leur crierait chiche en haut kuwien, ils parviendraient à s’accrocher par la queue !

En moins de temps qu’il n’en faut à votre pipelette pour vous apporter le courrier à l’entresol, il est déjà à la cime de l’enviander géant, mon pote. Cinquante mètres au-dessus du niveau de l’amer, pour le moins ! Les fruits pleuvent de l’arbre. Des sortes d’espèces de trucs mous et plats comme des hamburgers pas cuits. Leur chair est rouge sang et un jus violin en sourd comme d’un pot.

— Haouillouyouou ! que glapit le para incomplètement chuté.

Avec une décision qui humilierait un maître du bistouri, le camarade Trouduk tire sa machette de sa ceinture (il n’a qu’une ceinture pour tout vêtement) et tranche les fils du parachute. La masse blanche à pattes vertes dégringole de branche en branche, massacrant les fruits et les feuilles de l’enviander. Puis, bénéficiant d’une trouée, elle tombe comme un boulet à quelques mètres de nous.

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24

J’écris monsieur m’sieu toujours pour la même raison : Touduku ne peut pas prononcer les « r ».