— Tu parais bien abattu, beau commissaire ?
Anabelle-Mélodie est là, dans la pénombre, qui mâchouille l’embout de son fume-cigarette.
— Nostalgique, seulement, rectifié-je.
Je regarde la forêt si dense, si monstrueuse et je songe à la gentille Marie-Marie que la sottise de son oncle…
— Peines de cœur ?
— Pour ainsi dire !
— Elle est brune ou blonde ?
— Elle est blanche, c’est ma mère. Je suis le genre homme d’action-trousseur de jupons qui adore sa mère. Un peu suranné aux angles, tu ne trouves pas ?
Elle vient s’asseoir à mon côté. Sa main se pose sur ma taille.
— Non, il faut bien s’accrocher à quelque chose ou à quelqu’un. La vraie solitude, ça n’existe pas.
— Tu t’accroches à qui ou à quoi, toi ?
Elle murmure :
— Si je te le disais…
— Dis-le !
— Non : parler de sa faiblesse affaiblit.
— Tu as donc tellement besoin de force ?
— Oui.
Elle pose sa joue contre mon épaule. Je sens l’odeur de ses cheveux. Et sa chaleur, parfumée, elle aussi. Au bout d’un moment, comme je ne dis rien, elle fait, tout à trac :
— J’ai un jeune frère paralysé. Il vit à plat ventre sur un chariot dans lequel il y a un trou par lequel il peut faire pipi dans un récipient fixé sous sa couche de cuir. Un accident d’auto qui a coûté la vie à nos parents. Il s’appelle Hervé. Depuis cette catastrophe je crois être devenue très méchante.
— Personne n’est très méchant.
Je l’embrasse. Il me semble que quelque chose d’indéfinissable vient de passer entre nous. Quelque chose de beaucoup plus fort que ce qui nous unissait sur la peau de lionne.
Un animal inconnu de moi lance un cri sardonique, tout près.
— L’Afrique ! murmure Anabelle, sur un autre ton.
— Tu es vraiment décidée à conquérir le Kuwa ?
— Le Kuwa je m’en fous, je ne désire que ses diamants.
— Toujours est-il qu’une révolution est nécessaire si tu veux t’en emparer…
— Et alors ? dit-elle sèchement, nous allons la faire !
– À trois ?
Elle pointe son fume-cigarette sur ma joue et l’enfonce dans ma chair en vrillant.
— Je la ferai seule avec les Noirs d’ici si besoin est !
– Écoute, Anabelle. Au fait, comment dois-je t’appeler : Anabelle ou Mélodie ?
— Mélodie est mon nom de famille !
— Intéressant, j’aime les beaux patronymes. Alors, écoute-moi, Anabelle. Nous sommes trois bougres perdus dans un coin impossible du globe. Si on continue de se faire des cachotteries, on compliquera la situation inutilement. O.K. pour le brindzinc, je suis partant. Je suppose qu’en effet, ce petit cadeau sera utile et agréable aux scientifiques de la maison France. Alors déballe, ma jolie. Tout, qu’on puisse s’organiser utilement ! Je déteste fomenter des révolutions, fussent-elles africaines, en jouant à colin-maillard.
Ma compagne paraît indécise.
— Je t’ai déjà expliqué en gros, fait-elle…
— En ce cas passons aux détails. Primo, risqué-je en essayant de capter son regard au clair d’étoiles, où as-tu pêché le type qui vient de débarquer à Kolombé-les-Deux-Cases ?
Vous mordez l’astuce, mes grands ? Par cette question nuancée, je vais pouvoir mettre ma montre à l’heure !
— Je me suis adressée à Chtrômlatznerfishkleissmann, répond ma douce amie.
— Connais pas.
— Agent de qualité. Il habite Hambourg, un des hauts lieux du crime. Je fais souvent appel à lui pour des extras, et généralement il me procure des gens… qualifiés.
Je branle le chef, ce qui ne veut rien dire. De deux choses l’une, mes chers petits : ou Anabelle me ment, ou ce Chtrômlatznerfishkleissmann (c’est dur à dire sans respirer) la double.
— On peut se fier à ce zouave ? insisté-je.
— De l’or ! C’est la base même de son métier, voyons !
Elle paraît sincère. Au lieu de calmer ma perplexité, sa réponse ne fait que l’attiser. Il semblerait que sa confiance en monsieur… (lisez plus haut, j’ai la crampe de l’écrivain) soit mal placée, sinon comment le Vioque aurait-il été au courant de cette phase de notre affaire ?
— Il t’inspire confiance, à toi, ce gros comique ? lui demandé-je.
— Du moment qu’il m’est envoyé par Chtrômlatzerfishkleissmann[26], oui.
Dieu le père, quoi ! Inutile d’insister. Elle a la foi.
— Tant mieux, me réjouis-je. Tu m’as dit que demain on se mettait au travail, ça consiste en quoi ?
— On va aller opérer un parachutage de nuit au-dessus de Kikadissa.
Elle m’annoncerait que le président Nixon va donner un récital à l’Olympia, je ne serais pas plus époustouflé.
— Un parachutage !
— Oui, mon chou.
— Mais… mais…
— Quoi ?
— D’abord l’avion n’a plus de carburant !
— On refera le plein.
— Il y a donc des réserves, ici ?
— Heureusement.
— Et tu vas parachuter quoi ?
Elle allume une Camel, comme chaque fois qu’elle diffère une réponse importante.
— Une armée, affirme enfin Anabelle.
Verbe transitif ou pas, je m’effare, mes gus !
J’expire mon incrédulité par un rire qui me ferait expulser du Conservatoire.
— Qu’est-ce que tu racontes, ma gosse !
— La vérité ! Nous allons parachuter une armée sur la capitale kuwienne. Et elle fera trembler le gouvernement en exercice ! Elle lui ébranlera tellement le moral que nous n’aurons plus qu’une petite action psychologique à exercer sur le colonel Kelkonoyala pour le réduire à merci.
— Bravo ! Et où se trouve-t-elle, cette armée valeureuse ?
Anabelle me donne un baiser enfumé.
— Dans l’avion, dit-elle.
TRAPCHIE SEPT
Moi, vous me connaissez ?
J’ai pas de milieu. Ou bien je doute de rien, ou bien je doute de tout !
C’est selon.
En me voyant foncer à grandes enjambées en direction du lit asséché de la rivière Grosso-Modo, Anabelle s’écrie :
— Où vas-tu ?
— À l’avion, passer tes troupes en revue ! J’ai hâte de faire leur connaissance.
Au lieu de protester, elle m’emboîte (à musique) le pas. Tout est tranquille aux abords de l’appareil, sauf toutefois que les sentinelles chargées de le surveiller sont en train de calcer leurs négresses à l’ombre des palétuviers.
Tout de même, en nous apercevant, les ombres chinoises, l’une d’elles se déplante et, le scoubidou au vent, s’approche en aboyant un : « Qui que c’est va là ! » qui ferait fuir un escadron blindé. Comment qu’il est monté, m’sieur Négusman, madoué ! Ce chibre-braque, madame la comtesse ! Quel colo-raide-man ! À première vue on pourrait penser qu’il nous braque avec une mitraillette, parole ! C’est de l’outil tauromachique ! L’étalon or, hors série ! De l’article anticontrebande, si vous voyez là où que je veux en venir ! La dame qu’héberge cet instrument de travail, ça doit la gêner pour courir ! La cigogne au long bec emmanché d’un long cou, que causait La Fontaine, c’t une mignardise en comparaison ! Elle au moins, ça l’empêchait pas de tousser ! Excusez-moi, docteur, c’est pour une urgence ! Grimpe-là-dessus et tu verras le Kilimandjaro !