Mais Marie-Marie les devance :
— Tonton ! s’écrie-t-elle, plus rayonnante qu’un projecteur de D.C.A.
Eh bien oui, comme s’écriait le général Dunœud, jadis, devant le petit t’écran qui lui servait d’écrin. Oui, mes noix vomiques, c’est bien notre Bérurier tant espéré. Le Gros, en chaire (comme Bossuet) et en noces (comme un bouquet de fleurs d’oranger). Alexandre-Benoît identique à lui-même, impec dans sa tenue de Flambeau naphtalinée. Le visage rubicond (comme la lune quand on vient de la violer avec une capsule).
— Tonton !
Ah, il est bath, le tuteur de Marie-Marie, avec son arcade sourcilière pétée, sa pommette entamée, son œil au beurre noir et sa manche d’uniforme arrachée.
Ardent, fulminant, saccagé, bosselé. Noble toujours ! Noblesse d’action vaut mieux que noblesse d’empire ! Hélas ! il n’est point seul. Deux vilains barbus à mitraillettes l’escortent, qui le propulsent en avant. Il manque s’affaler sur les pieux, le pieux Béru. Sa neveuse le retient à temps. Parfois, un gravier suffit à stopper un rouleau compresseur. Ici, une enfant rééquilibre un lourdaud con pressé.
— Salut, braves gens ! grogne le Mastar. Mince, mais c’t’une plantation d’aiguilles à tricoter, votre carrée ! Qu’est-ce que c’te loque qui te sert de cache-nez, San-A. ? La Vieillasse ! César ! Lui est arrivé du chenis, ou quoi-ce ?
Je lui résume ce que je sais des tribulations pinulciennes.
— Tiens, cramponne-le un peu, fais-je en terminant, je ne sens plus mes reins !
Bérurier me déleste de mon fardeau. Il était temps. J’étais déjà complètement paralysé de l’hémisphère nord.
— Alors ils t’ont possédé aussi, Gros ?
— Tais-toi, mon cœur ! T’aurais vu c’te bataille rangée : Verdun !
Il raconte comme quoi, après notre départ, il a neutralisé les deux loustics chargés de veiller sur l’avion. À l’arme blanche, il se les est respirés, les zouaves pontificaux. Ils le gardaient à vue, les pattes en l’air. L’un d’eux a voulu le fouiller. Tandis qu’il lui palpait les vagues, le Gros s’est emparé du coutelas du mec. Rrran ! Et d’un ! Le second a défouraillé, mais trop tard. Pépère qui s’y entend comme un Indien de cirque au lancement du ya l’avait déjà planté à distance. Hélas ! la rafale est partie dans l’avion. Une balle a atteint la soute aux munitions et le zinc s’est déguisé en feu d’artifice. Un miracle que notre gros lard n’ait pas été plus cruellement atteint.
Tandis qu’il s’affairait autour des décombres en essayant de juguler la panique des troupes kuwiennes, un groupe de mercenaires dépêchés par la présidence est arrivé. Le Mastar a essayé de lutter, mais, désarmé, déjà trahi par les militaires séditieux et vaincu par le nombre, il a dû se soumettre. Lorsqu’il a terminé son récit, ce Cid des temps modernes murmure en berçant la Vieillasse dans ses brandillons musculeux, comme une grosse nounou endort son mouflard :
– Ça me fait plaisir de retrouver c’te vieille frappe. Si qu’on doit clamser, autant que ça soye ensemble, nous trois, hein ? Dans le fond, tu vois, c’est mieux que nous n’eussions pas récupéré ma Berthy. Sans doute qu’é refera sa vie dans la forêt, a’v’c ce salopiot de gorille. C’est pas que c’t’idée m’enchante, non, franchement, mais j’ai toujours souhaité que son bonheur.
DIVISION DIX
Trois heures s’écoulent.
Et nous sommes à bout.
Exception faite pour la môme Marie-Marie à qui sa taille permet de se reposer entre les diaboliques épieux.
Nous sommes hâves et efflanqués (sauf Béru). Nous avons faim et soif !
Nous sommes morts debout ! Nous titubons. Dodelinons. Vacillons. La position verticale n’est pas tenable très longtemps. L’homme est fait pour mourir et sa période debout ne fait que le conditionner pour l’anéantissement, en lui démontrant qu’il est un gisant en puissance.
Nous avons essayé toutes les combinaisons possibles. Tantôt nous formons la mêlée de rugby, pour nous soutenir mutuellement. Tantôt deux d’entre nous soutiennent le troisième, mais demandez donc au pauvre Pinuche de coltiner une moitié de Béru plus de cinq minutes, dans l’état où il se trouve !
Parfois, nous empilons nos godasses sur un pic afin de le déguiser en tabouret. Las ! il est tellement effilé que la pointe d’acier, irrésistiblement, s’enfonce dans le cuir des pompes avant de forcer celui de nos miches.
Une sourde rage me vrille la conscience. « Tu as eu tort d’avoir confiance en ce satané “machin-trucchose” », me dis-je. La technique, c’est beau quand ça marche ; mais lorsqu’elle trahit, elle ravale l’homme à sa période quadrumane. Si j’avais su, j’aurais tenté ma chance dans le couloir, tandis que je m’y trouvais seul avec Jo-la-gâchette-d’or. »
— Ce que t’as l’air furax, Santonio, remarque Marie-Marie. Tes yeux ressemblent à ceux d’un matou en rogne !
— Je me suis laissé posséder, môme !
— Par le président ?
— Non, par ma crédulité.
Le Gravos sollicite des explications. Je lui parle alors du truc-machin dégauchi dans l’avion.
— C’était quoi t’est-ce ? demande-t-il.
— Une bombe autofoireuse à vibrure neutronée, Mec. La dernière trouvaille du professeur Katel E. Von Handérangeman de l’université de Boston. Tout juste grosse comme un bouchon de champagne. Le bas de l’engin comporte trois boutons moletés permettant de composer la date et l’heure décidées pour l’explosion. Elle fonctionne au bicarbonate de grossium. Lorsque le détonateur agit, l’explosion équivaut à une charge de cinq cents kilos de dynamite.
— Et où que tu l’as foutue, ta petite grenade à manche ?
— Dans la piscine, sur le toit !
Pépère hoche la tête.
— Complètement givré, mon pote ! Tu penses que l’action de la flotte sur la poudre aura fait foirer le badaboum ! T’as confondu avec une mine de la nez-vis, San-A. ! Un pétard mouillé, tu peux toujours lui allumer la mèche : y a plus mèche ! Il est nazebroque !
« Et puis faut se gaffer de ces nouvelles inventions modernes, laisser les autres bousiller les plâtres avant soi. Je vois, Berthe, quand t’est-ce qu’elle a acheté sa machine à laver la vaisselle. »
Je ne saurai jamais les tribulations de la dame Béru et de son appareil ménager, car la porte coulisse enfin. Jo-la-gâchette-d’or entre dans la geôle, son inséparable mitraillette sous le bras. Il est suivi du président Kelkonoyala. Un mercenaire reste planté dans l’encadrement. Le père de la belle Kelmijoré avance de deux pas dans notre direction et nous regarde de ses yeux proéminents de ouistiti.
— Alors ? il fait, les mains dans ses poches, très sûr de lui.
— Alors ? réponds-je sur le même ton.
Béru se racle le gosier.
— C’est cézigue-pâte, le président ?
— En personne !
— Mince, j’eusse eu une autre allure dans le rôle ! T’imagines ma frime au lieu de la sienne sur les pièces de mornifle ? Louis d’or profil Béru, on se l’arrachait chez les pubismades.
Kelkonoyala a un rire métallique[70].
— Voici donc mon pseudo-successeur ? dit-il.
— Pas plus pseudo que toi, eh, macaque ! riposte l’Enflure. Non, mais qu’est-ce qu’y se croit, ce guignol ! Pseudo, je vous demande un peu ! Y m’traiterait de pédale si je le laisserais dire !
– Écrase ! intimé-je. Je suppose que le président a une proposition à nous faire…
70
Dans les romans d’aventures, les « méchants » doivent toujours avoir un rire métallique, sinon on n’y croit pas.