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— Je le connais si peu ! C’était un client, on bavardait de temps à autre, mais jamais de politique. Nous parlions surtout littérature…

— Je sais, madame, que c’était un de vos clients, et je sais de plus une chose que beaucoup de gens ignorent encore !

— Vraiment ? fait-elle avec une aimable prudence.

— Vosgien a disparu dans votre magasin, madame !

Elle ramène sa liseuse sur sa poitrine, comme si un pernicieux courant d’air soufflait soudain dans la pièce. Dehors, l’orage se déchaîne. Ça ne tonne pas beaucoup, mais pardon ! pour vaser, il vase !

— Il a disparu de mon magasin, reprend-elle en appuyant si fort sur le de que je demande au typo de bien vouloir l’écrire dans un corps différent (merci).

Je secoue doucement mon admirable tête d’intellectuel surmené.

— Pas du tout, du tout, du tout, madame ! affirmé-je d’un air tellement entendu qu’un sourd percevrait mes paraboles. Martial Vosgien n’est pas sorti de votre librairie le jour de sa disparition. Il s’est caché ici ! Tout était combiné à l’avance. Il voulait partir pour la France discrètement, et…

Elle secoue la tête.

— Vous vous trompez, mon garçon !

— Où est-il ?

— Je l’ignore !

— Madame, dis-je avec déjà moins de gentillesse, il est indispensable que j’apprenne tout sur cette affaire. Je sais que vous vous êtes prêtée à certaines complaisances vis-à-vis de Vosgien ; si vous refusez de parler, les choses iront plus loin ; deux meurtres ont déjà été commis aujourd’hui à cause de Vosgien, et ça n’est pas fini, le scandale va éclater, il sera international, créera des incidents diplomatiques et ruinera votre quiétude. Ce que vous refusez de m’apprendre, vous serez fatalement amenée à le dire à d’autres dont les méthodes seront moins souples que les siennes.

— Deux meurtres ! s’étonne-t-elle.

Je m’assieds au bord de son lit. Son édredon va puer le poisson, mais tant pis !

— Vous devez parler, madame !

— Je n’ai rien à dire, allez-vous-en !

— C’est quand même tout de même terrible, articule le Bouffi, avec une dame comme voilà, qu’a l’air d’être ta mère, je peux pourtant pas jouer Fort Apache et casser la bibeloterie !

… « Qui a l’air d’être ta mère ! »

— Où se trouve le téléphone, madame, je vous prie ?

— Dans le salon à côté.

D’un regard j’ordonne au gros de surveiller la vieille dame et je passe dans la pièce voisine. C’est une pièce plutôt triste. Un salon, certes, mais qui sert de bureau aussi car dans le fond, une grande table Louis XV est surchargée de paperasses, factures, borderaux, tampons, etc. Un appareil téléphonique m’y tend ses cornes. Je résonne le Copacabana. Je redemande m’man et, cette fois-ci, ça va beaucoup plus vite car elle ne s’est pas rendormie.

— Alors, que se passe-t-il, Antoine ?

— Les choses ont l’air de s’arranger, m’man. T’as eu le Boss ?

— Il y a deux minutes, mon petit.

— Tu lui as dit ?

— Mot pour mot, il m’a bien remerciée, il semblait enthousiasmé.

— Ça ne l’a pas surpris de nous savoir au Brésil ?

— Absolument pas, il avait même l’air d’être au courant.

Par Machinchouette, qui se sera mis à table, je suppose ? Je me berlurais suavement quand je croyais pouvoir lui cacher mon escapade.

— La police ne t’a pas réveillée ?

— Elle est venue fouiller ta chambre, mais personne ne m’a rien demandé. Comme tu m’avais prévenue que ça allait mal, je ne suis pas intervenue.

— Tu as bien fait. Je voudrais te mettre encore à contribution, ma poule.

— Mais naturellement, mon petit…

— Prends un taxi et viens me rejoindre à la Librairie Française, qui se trouve avenida Santa Verola. Apporte-moi de l’argent et fais en sorte de ne pas être suivie !

Ce qu’elle est heureuse à la perspective de me revoir, Félicie !

— J’arrive, mon chéri, j’arrive…

* * *

Je la guette depuis la librairie obscure. Il pleut des cordes, l’avenue est transformée en torrent. Les égouts, insuffisants, ont des résurgences dantesques et leurs plaques de fonte flottent comme des disques de liège. Enfin un bahut rouge stoppe à la hauteur du magasin. La tendre silhouette de Félicie en descend. Elle retrousse ses jupes et court sous le porche du magasin. Je lui fais signe de passer par la petite rue. Elle est trempée, la pauvre mère.

— Que fais-tu ici, mon grand ? s’étonne-t-elle.

Je lui explique, en long, en large et en français moderne (ultra-moderne). Lorsque j’ai terminé, je lui dis ce que j’attends d’elle. Elle opine et nous rejoignons la vieille libraire et le Gravos. Ils sont en grande converse. La dame demande à Béru s’il a lu Pascal, et il répond qu’il ne s’intéresse pas aux bandes dessinées, vu qu’elles sont trop difficiles à suivre. Astérix, il veut bien, à petites doses, juste pour dire de se tenir au courant et ne pas sembler ignare.

Notre arrivée suspend ce passionnant débat littéraire.

— Madame, dis-je, permettez-moi de vous présenter maman. Je lui ai demandé de venir ici m’apporter de l’argent, mais l’orage fait rage, si je puis me permettre ces rimes (à cause de leur richesse). Mère est complètement trempée et si vous pouviez lui prêter quelques effets, elle vous les rapporterait demain matin, ou plutôt tout à l’heure, puisque nous sommes demain depuis plusieurs heures déjà.

La libraire paraît ravie de cette visite. Elle répond que bien volontiers, et assure qu’elle n’a pas parlé à une compatriote de sa génération depuis bien longtemps.

Nous laissons discrètement les deux « conscrites » ; je parie qu’avant deux minutes elles auront des larmes en commun.

— Je te vois venir, sourit le Gros lorsque nous nous retrouvons au salon. C’est pas bête.

— N’est-ce pas ?

— Madame ta maman va tirer les vers du nez à la libraire, hein ?

— Qui sait ?

— Tu t’es dit qu’entre personnes d’un certain âge, la confiance réciproquerait, et réciproquement ?

— On ne peut rien te cacher, Béru, c’est déprimant.

— Tu crois qu’elle a vraiment trempé dans le coup, la bouquiniste ?

— D’une certaine façon… Mais ça ne doit pas être aussi simple…

— Comment cela ?

Je réfléchis un peu, affalé sur un fauteuil crapaud, les jambes allongées pour gommer un peu la fatigue qui les plombe.

— Cette femme, dis-je, plus pour moi que pour le Ventru, est un être inoffensif et aimable qui n’aurait jamais prêté la main à une combine politique…

— T’as vu cette môme si elle est roulée façon madone bougnoule ? murmure mon compagnon en me désignant la photo d’une magnifique jeune fille noire sur la cheminée.

Je visionne la môme en question et je me dis qu’elle est drôlement pourléchante, en effet. Un peu de sang blanc a corrigé son nez, ses lèvres et ses cheveux. C’est une espèce de Blanche noire, si vous voulez bien comprendre. Elle a la morphologie d’une Blanche aux traits harmonieux et la couleur d’une Noire. Il y a plusieurs photos d’amateur dans ce cadre décoré d’ailes de papillon. Un petit pêle-mêle intime. Toutes ces photos entourent le portrait de la jeune Noire et la représentent dans des décors et avec des gens différents. On la trouve avec la libraire, sur fond de bananiers ; à la plage, en compagnie de jeunes filles blanches (car au Brésil, si le racisme se manifeste parfois, il n’empêche pas Blancs et Noirs de vivre en bonne intelligence) ; je la vois en short sur un vieux vélo, et puis avec…