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— Mon Dieu, quelle odeur ! balbutie Félicie, qui tient son mouchoir en boule sous son nez.

— Tu n’aurais pas dû venir, m’man.

— Je ne le regrette pas, on ne peut pas savoir que ça existe si on ne l’a pas sous les yeux… Ces pauvres enfants couverts de croûtes et encore debout à cinq heures du matin !…

Elle pleure…

Notre guide s’est arrêté devant une cabane où des vieilles chantonnent des psaumes.

La libraire parlemente. Elle remercie.

— Eh bien ? demandé-je.

— Rosita est à une macumba.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête ? s’inquiète Berurier.

— Une messe noire, lui dévoile Mme Buisson. Ça procède de la religion catholique, mais avec l’intervention, en cours d’office, de rites païens importés d’Afrique. Venez voir…

— Une macumba à cette heure ! m’étonné-je.

— Mon cher garçon, ça dure toute la nuit ! Ils doivent être exténuée, maintenant.

En connaisseuse, elle se dirige vers un petit hangar cerné de grillage. La porte en est ouverte et un grand diable de Noir, revêtu d’une chasuble, en garde l’entrée. Contre l’édifice de planches, des caisses grillagées renferment des volailles.

— Pour les sacrifices, nous explique Mme Buisson.

La vieille dame discute âprement avec le Noir. Ce dernier nous défrime sans aménité.

— Je dis que vous voulez vous convertir à leur religion ; certains Blancs en font maintenant partie, des Nord-Américains, surtout.

À l’intérieur ça hurle, ça cantique, ça bat des mains, ça tam-tame…

— Bon, il est d’accord, fait Mme Buisson, seulement il faudra verser quelque chose pour leurs oeuvres.

Comme dans toutes les Églises, en somme !

Nous entrons dans une chapelle incroyable.

Au fond se dresse un autel échevelé, sorte de grotte baroque, bourrée de statues de saints, d’icônes, d’images, de cierges, de lampes à huile, de reliques en châsse, de fleurs et de guirlandes.

Le public est parqué de chaque côté du hangar dans deux galeries légèrement surélevées. Le centre du local est occupé par les officiants, parmi lesquels vingt jeunes négresses en robe blanche, trois joueurs de tam-tam, quatre choristes et un grand prêtre coiffé de plumes multicolores comme un chef indien d’Hollywood et au torse nu agrémenté de graffiti peints blancs et rouges.

Une énorme négresse suifeuse, drapée dans une robe en voile bleu, encense le grand prêtre au milieu d’un tohu-bohu général. C’est l’hystérie collective. Les vingt vierges se roulent par terre. Le grand prêtre ramasse une bouteille d’eau, la brandit devant l’autel et sort en poussant des hurlements.

— C’est l’esprit du diable qu’il emporte dans cette bouteille ! nous explique la brave libraire, laquelle me semble être une parfaite catholique, apostolique, macumbienne.

— Et pourquoi t’est-ce que les autres poussent ces cris désarticulés ? interviewe le Révérend.

— Ils chantent le Notre Père.

— C’est quand même plus rigolo qu’à Saint-Sulpice, convient le Valeureux en louchant sur les vingt beautés qui se pâment sur le plancher. Y en a des pas mal roulées parmi ces enfantes de chœur !

— Rosita se trouve ici ? demandé-je.

— Oui, c’est la troisième, à gauche de l’autel, renseigne notre cicéronne, mais je ne peux évidemment pas lui parler tant que la cérémonie ne sera pas achevée. Ça ne vous fait rien d’attendre ?

— Au contraire, je trouve ce spectacle passionnant.

Au bout d’un moment, je me désintéresse de la kermesse frénétique qui se déroule sur la « scène » pour contempler le public. Il est recueilli, le public, fervent à outrance. Il psalmodie et frappe dans ses mains, la tête penchée. Je n’aperçois pratiquement que des Noirs au visage luisant de sueur. Quelques rares Blancs, plutôt café au lait à vrai dire, excepté un…

— Où que tu vas ? grogne Béru, en me voyant fendre la foule. T’engager comme enfant de chœur ?

Je ne réponds pas. Je bouscule les fidèles, lesquels me roulent des lotos absolument blancs. Au fond de la travée, prie une superbe fille noire. Et cette fille, mes amis, bien que vous soyez bêtes à bouffer des betteraves sans les faire cuire, vous avez déjà deviné que c’est Isabel.

Belle Isabelle, belle Isabelle, ô belle Isabelle ! dit la chanson.

Pour être belle, elle l’est, Isabel ! Quel panorama, ma doué ! Je me place juste derrière elle, presque contre elle. Elle porte une robe jaune clair qui la moule (de Bouzigues) admirablement. J’aurais envie de lui exprimer mon admiration, tant celle-ci est vive, mais c’est cependant au type qui se tient à son côté que je m’adresse.

— Eh bien, monsieur Vosgien, on se convertit au macumbisme, à c’t’heure ?

L’homme a un tressaillement. Il rentre sa tête dans ses épaules comme s’il redoutait une décharge, mais comme rien ne vient, lentement il coule un œil par-dessus son bras gauche. Nos regards se prennent, se pénètrent, se jugent. Il s’agit bien de Martial Vosgien.

— Alors, le Brésil a été plus fort que la politique ? chuchoté-je.

Isabel lui a pris la main, comme si elle voulait le protéger. Poignant, ces deux mains aux doigts emmêlés ! C’est beau, ça vous picote les yeux. Je pige tout. Dix doigts qui se malaxent me racontent l’affaire de A jusqu’à Z mieux que n’importe quel rapport « circonstancié ».

— Rassurez-vous, m’empressé-je d’ajouter, je ne vous veux aucun mal, Vosgien. Personne ne saura que je vous ai retrouvé. Je ne suis ni une barbouse ni un de vos partisans, et pas davantage un maître chanteur. Seulement un homme qui voulait savoir la vérité.

Il me regarde franchement, cette fois. Je lui trouve un air à la fois heureux et fatigué ; il a l’expression d’un homme qui, après une course harassante, a fini par trouver un havre de grâce.

— C’est beau le Brésil, n’est-ce pas, Vosgien ? Bien plus beau que la politique et les attentats. Les femmes et les papillons sont plus merveilleux ici que partout ailleurs. Je parie que c’est en chassant les papillons que vous avez changé de mentalité. Progressivement, votre action vous a semblé inutile, puérile même. Vous avez compris que vous n’aviez encore jamais vécu pour vous, mais pour une cause ou pour les autres. Votre femme ne vous aime pas. Votre fille vous ignore pratiquement. Votre secrétaire est une espèce de geôlier acerbe ; et tous vos pieds nickelés ressemblent plus à des gardiens qu’à des gardes du corps ! Alors vous avez enfin décidé de vivre pour vous. C’est l’amour d’Isabel qui a tout déclenché et, aussi, l’imminence de l’attentat contre qui vous savez. Vous vous êtes dégonflé. Et dégonflé au point de ne pas même avoir le courage de vous dégonfler officiellement. L’unique solution ? Disparaître pour tout le monde ! Alors, avec l’innocente complicité de Mme Buisson, vous avez laissé agir Isabel. Je vais vous dire une chose, Vosgien : je vous comprends et vous approuve. Vous venez de choisir le seul vrai chemin qu’il vous restait à prendre : celui de l’amour. Je sais pourquoi vous assistez à cette cérémonie et pourquoi vous vivez — je le suppose — dans la puanteur de cette favelle : afin de devenir absolument, totalement quelqu’un d’autre. Bravo, Vosgien ! Votre équipe de dynamiteurs va se disperser peu à peu, rentrer en France et dans le rang. On vous oubliera, soyez tranquille. On conclura que vous avez été assassiné quelque part dans l’immense et angoissant Brésil. Un jour, un dégourdi en mal de copie écrira des bouquins sur votre aventure, et vous y serez sublime car elle n’aura pas de fin. La plus belle chose qui puisse arriver à un héros, c’est de disparaître tout à fait. Ça le branche directement sur sa légende. Soyez sans crainte, je ne parlerai jamais. Moi aussi je reste anonyme, c’est un cadeau que je vous fais. Je vais m’en aller en espérant que vous serez enfin heureux, Martial Vosgien. Vous avez tout ce qu’il faut maintenant pour l’être.