Выбрать главу

Le mur de sa cabine relayait une vue d’Isis, bleue sur fond de velours noir. Il ne supportait plus cette scène. Il modifia l’affichage au profit d’une luminescence blanche plus neutre, paramétrée pour diminuer d’intensité quand il s’endormirait.

La stridulation de son défileur personnel le réveilla tôt.

Le message en attente portait une étiquette ambre : important mais non urgent. Degrandpré le laissa en attente le temps de se doucher et de se vêtir. Il envoya ensuite un tractible personnel lui ramener un petit déjeuner de la cambuse.

Il fallut bien qu’il prenne connaissance du message sur son défileur. Il s’agissait de la réponse du Trust des Travaux. Des regrets de pure forme relatifs à la mort de Macabie Feya. Des programmes de lancement révisés. Des projections sur les six prochains mois des inventaires de cargaison, eux aussi révisés.

Et en queue de message, un dard, petit mais mortel.

Un « observateur » avait été inscrit sur la prochaine rotation de personnel. Un observateur de Mécanismes & Personnel, un certain Avrion Theophilus.

Il fut terrifié de voir que son rang n’était pas spécifié.

Sur Terre, un homme sans titre était soit très pauvre, soit très puissant. Soit un paysan, soit un homme des Familles.

Et les paysans ne venaient pas sur Isis.

Quatre

Zoé se rendit à la crémation de Macabie Feya.

Tam Hayes avait convoqué tout le personnel de Yambuku dans la salle commune, dont les dimensions suffisamment vastes permettaient à Zoé de se joindre aux autres sans trop souffrir de claustrophobie. Il avait dégagé une paroi et converti sa surface en un écran montrant les espaces situés à l’ouest, où des tractibles télécommandés avaient assemblé un bûcher de bois autochtone sur lequel reposait le corps. Cela donnait l’impression de regarder par une grande baie vitrée, alors que la salle était en fait le cœur du noyau stérile de Yambuku, isolée d’Isis par plusieurs couches de laboratoires en zone chaude et de hangars à tractibles.

Trop contaminé pour être sauvé, Mac Feya n’avait pas dépassé ces hangars. Les innombrables micro-organismes isiens qui avaient envahi son corps l’avaient transformé en un déchet biologique extrêmement dangereux. Durant sa sinistre – et par bonheur, brève – agonie, Elam Mather lui avait télé-administré des sédatifs et des anesthésiants. Elle avait ensuite prélevé des échantillons clés de tissus, qu’elle avait introduits dans une série de boîtes à gants, avant de réexpédier la dépouille à l’extérieur.

Zoé ne chercha pas à voir le corps trop en détail. Une fois sa bioarmure débarrassée des pièces réutilisables, on avait cherché à restituer un minimum de dignité à Mac en le drapant d’un linceul blanc, qui ne pouvait pourtant dissimuler la déliquescence du cadavre, digéré et transformé à une vitesse effrayante en un épais liquide noir par les micro-organismes d’Isis. Exactement comme avec les souris CIBA-37, se dit Zoé. Elle s’assit avec raideur sur une chaise et tenta de voir en cette mort un avertissement plutôt qu’un présage : on ne plaisantait pas avec la biosphère d’Isis. Sauf qu’il n’y avait en l’occurrence ni malveillance, ni attaque délibérée de la vie humaine. Le problème n’était pas Isis mais l’humanité. Nous sommes fragiles, pensa Zoé, nous avons évolué dans un domaine biologique plus jeune et moins concurrentiel. Ici, nous sommes pareils à des petits enfants.

Lorsque les premières sondes avaient atteint Isis, d’importants efforts avaient été consentis pour la protéger de toute contamination humaine. Mais il n’existait pas d’organisme terrestre que la biosphère d’Isis ne soit en mesure de circonscrire et de dévorer. Son vaste assortiment d’enzymes et de poisons corrompait rapidement les fragiles enveloppes protéiniques des formes de vie de la Terre. La mort de Macabie Feya n’était due à rien d’autre qu’au fonctionnement normal d’Isis.

« La planète ne nous hait pas, avait un jour dit Theo. Mais son intimité est fatale. »

Zoé quitta le corps des yeux pour observer la canopée qui s’étendait derrière le bûcher. Des arbres sinueux aux troncs maigres déployaient leurs branches comme de grandes mains vertes. Tout cela était son royaume, après tout, ou le serait bientôt. Elle avait consacré la plus grande partie de sa vie à s’entraîner pour un séjour prolongé dans les bois d’Isis. Si une espèce avait reçu un nom, elle le connaissait ; elle était même capable de proposer, dans un large éventail de genres, un nom binominal provisoire pour les nouvelles espèces. Mais il ne s’agissait plus ici d’études de textes, de fichiers ou de simulations de promenades. La réalité de la situation la submergea soudain, alors même qu’elle se savait en sécurité dans cette pièce fermée : c’était une vraie brise qui agitait le feuillage, de vraies ombres qui obscurcissaient le sol de la forêt. Elle était venue à Isis jusqu’à n’en être plus séparée que par quelques minces parois – enfin.

Elle était venue au cœur de la mort. De la vraie mort. Il régnait dans la salle une émotion d’une profondeur intimidante. Dieter Franklin baissait la tête pour dissimuler ses larmes ; Elam Mather et d’autres pleuraient ouvertement.

Deux mystères, songea Zoé. Isis et le chagrin. Des deux, Isis était celui qu’elle comprenait le mieux. Que ressentirait-elle si l’un de ses proches venait de mourir ? Mais elle n’avait pas de proches. Elle n’en avait jamais eus. À part Theo, grave et distant comme un oiseau aux ailes noires. Theo, son instructeur, son sauveur. Et si c’était son corps, là, dehors ? Pleurerait-elle ? Zoé avait souvent pleuré quand elle était petite, surtout à l’époque presque oubliée de la crèche-orphelinat de Téhéran. De laquelle Theo l’avait sauvée. Sans Theo… eh bien, sans Theo, elle serait perdue.

Libre, murmura perfidement quelque partie d’elle-même.

Une pensée dérangeante.

Tam Hayes, grand et sombre dans sa tenue Yambuku, lut un éloge funèbre bref mais plein de dignité. Puis Ambrosic, un jeune biochimiste et le dernier des mormons réformés de Yambuku depuis la disparition de Mac, prononça la prière solennelle pour les morts.

Répondant à un signal invisible, les tractibles inondèrent le bûcher d’hydrocarbures et y mirent le feu d’un jet de flammes. Un microphone externe retransmit avec une fidélité atroce le wouf de l’embrasement et les craquements calmes du bois qui se consumait.

La chaleur emmena les cendres de Macabie Feya très haut dans la lumière solaire. Le vent emporta la fumée. Le phosphate de son corps fertiliserait le sol, se dit Zoé. Saison après saison, atome après atome, la biosphère récupérerait tout de lui.

On avait expédié Zoé sur Isis pour le projet d’immersion profonde et pour lui seul, mais jusqu’au jour où elle mettrait le pied dehors, elle n’était qu’un membre du personnel de Yambuku et devait y trouver sa place. Elle ne possédait ni les qualifications d’un ingénieur ni celles d’un microbiologiste, mais les tâches ingrates et non spécialisées ne manquaient pas : elle se consacra donc à changer les filtres, à inventorier les cargaisons, à mettre en place les plannings… Et petit à petit, tandis que s’atténuait le choc provoqué par la mort de Mac Feya, elle se sentit devenir… quoi ? Sinon un membre de la famille Yambuku, du moins un accessoire bienvenu.

Ce jour-là, une semaine après les funérailles, Zoé avait travaillé huit heures à inventorier des cargaisons, corvée nécessitant d’importants efforts physiques malgré l’aide des tractibles de fret. Elle dîna tranquillement au réfectoire et se retira dans sa cabine. Elle ne désirait plus rien sinon prendre une douche brûlante et se coucher aussitôt… mais à peine avait-elle réglé la température de l’eau qu’Elam Mather frappa à la porte.