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Fais quelque chose, Zoé, pensa Anna. Quelque chose d’insensé, de tapageur, de grand. Pleure, tombe amoureuse, écris des poèmes. Ouvre grands les yeux sur ton nouveau monde.

Elle régla l’écran de sa cabine afin d’obtenir une vue extérieure sur Phénix, qui n’était déjà plus qu’un infime point lumineux dans un puits d’espace vide. Elle avait décidé qu’elle voulait voir le lancement, la fleur radieuse de la fusion et l’aurore intense quand celle-ci s’éteindrait.

Comateuse, immobilisée, Zoé était devenue un objet inerte parmi d’autres à convoyer par tractible au fond des installations de lancement et à placer dans la sphère de charge utile ; ladite sphère se trouvant elle-même suspendue par d’énormes pylônes au milieu de la cavité creusée au cœur de la roche et de la glace du massif. Des lentilles de matière exotique semblables à d’énormes cristaux octogonaux encerclaient la sphère. Elles seraient détruites avec le reste de Phénix, mais seulement quelques femtosecondes après avoir rempli leur rôle.

Le corps cométaire était pourvu d’une fusion à champ induit. Ni Zoé ni les robots tractibles n’avaient conscience du compte à rebours que déroulaient les nombreux processeurs en surfusion de Phénix. La détonation serait déclenchée par les processeurs présents à l’intérieur même de la capsule de chargement, dès que les dispositifs de sécurité se déclareraient satisfaits.

C’était le troisième lancement interstellaire de l’année. Chacun revenait aussi cher qu’un nouvel habitat kuiper ou qu’une ferme aérienne de Mars. Un pourcentage significatif de la production économique du système solaire avait été canalisé dans ce projet et jamais, depuis l’époque historique des missions Apollo et Soyouz, une exploration n’avait été aussi difficile à gérer et à financer.

Le point de non-retour était désormais atteint. Des microrupteurs immobiles depuis plusieurs mois prirent enfin leur alignement final.

Zoé dormit, et si elle rêva, ce ne fut que de mouvement, d’une séparation aussi laborieuse que le vêlage des glaciers.

Dans ses rêves brillait une lumière éclatante.

PREMIÈRE PARTIE

Un

Transférée sans connaissance dans la station orbitale d’Isis, dans laquelle il n’y avait presque aucune fenêtre, Zoé mourait d’envie de jeter un coup d’œil sur son nouveau monde. À tel point qu’elle envisageait une sérieuse violation du protocole.

Certes, elle pouvait afficher des images d’Isis sur n’importe quel écran. Elle en avait d’ailleurs déjà vu pendant la plus grande partie de sa vie, presque tous les jours, relayées à Sol par la station orbitale ou transmises par l’interféromètre planétaire.

Mais cela ne lui suffisait pas. Elle était sur les lieux, après tout, en orbite basse à quelques petites centaines de kilomètres de la surface de la planète. En un instant, elle avait franchi une distance supérieure à celle que couvrirait un vaisseau conventionnel durant une vie humaine. Elle était parvenue à l’extrémité ultime de la diaspora terrienne, au bord vertigineux de profondeurs abyssales. Elle avait bien mérité un regard direct sur la planète qui l’avait attirée si loin de chez elle, non ?

Jadis, les astronomes désignaient par « première lumière » la vue qu’ils découvraient dans un tout nouvel instrument optique. Zoé avait observé Isis avec tous les instruments possibles, mais pas à l’œil nu. Elle voulait maintenant cette vue directe, sa première lumière à elle.

Au lieu de ça, elle venait de perdre trois jours en observation à l’infirmerie de la station, puis une semaine à tourner en rond dans la cabine qu’on lui avait assignée en attendant qu’une place se libère sur le tableau de service. Dix jours depuis le transfert, dix jours sans ordres, sans planning, sans rien d’autre que quelques mots de la part de l’administration. Tout ce qu’elle avait vu depuis son arrivée se limitait, à part le service de réanimation de la division médicale, aux parois légèrement concaves et au sol métallique du cagibi dans lequel elle logeait. La liste des heures des repas, un code d’accès, son numéro de résidence et un badge à son nom constituaient les seules communications officielles qu’on lui avait adressées.

Zoé rassembla donc tout son courage pour solliciter un rendez-vous avec Kenyon Degrandpré, le directeur de l’avant-poste. Sa propre impertinence l’effrayait. Elle aurait sans doute dû en parler tout d’abord à son chef de section… mais personne ne le lui avait présenté ou même expliqué comment le contacter.

On avait construit la station orbitale d’Isis en assemblant des coques de sphères de Higgs premiers modèles et en leur donnant une configuration de collier de perles. Les plans affichés aux murs des corridors rappelaient à Zoé ces illustrations d’anneau benzénique dans les livres de chimie, avec les bouteilles à fusion et les échangeurs de chaleur de l’avant-poste saillant du cœur symétrique comme des chaînes latérales complexes. Le matin de son entrevue avec Degrandpré, Zoé quitta sa minuscule cabine située au fond de l’Habitat Sept et parcourut environ un kilomètre dans le couloir circulaire, presque la moitié de la circonférence de la station. Le corridor dégageait une odeur de métal chaud et d’atmosphère recyclée, similaire à celle des habitats kuipers, la perpétuelle pointe glacée dans l’air en moins. Les portes coupe-feu pendaient tels d’énormes couperets de guillotine ; les passages étroits étaient dénués de charme comme d’ouvertures sur l’extérieur. L’endroit n’avait certes pas la neutralité émotionnelle et culturelle de Phénix, mais différait tout autant d’un monde kuiper typique, qui, lui, était rempli de couleurs, de bruits et d’enfants. L’esthétique terrestre prévalait : une fonctionnalité linéaire imposée par la stricte limitation des cargaisons.

Les fenêtres doivent être un luxe, supposa Zoé. D’après le plan étudié sur son terminal, le bureau du directeur de projet renfermait l’une des rares fenêtres à vue directe accessibles, un morceau de verre polarisé de huit centimètres d’épaisseur encastré dans la cloison extérieure. Les autres ouvertures étaient des hublots minuscules situés dans les baies d’accostage, dont l’accès lui était encore interdit. Mais ça n’a rien à voir, se dit-elle. Il fallait qu’elle parle à Degrandpré de toute façon. La fenêtre n’était qu’un… eh bien, qu’un avantage.

Au vu de son nom, Zoé s’était attendue à un proche des Familles – n’y avait-il pas des Degrandpré parmi les propriétaires brésiliens ? – mais Kenyon Degrandpré n’était ni beau, ni imposant. Un cadre de haut rang, mais en aucun cas membre d’une Famille : il avait la tête trop allongée et le nez trop plat. De son expérience avec les plus hauts échelons des Trusts, Zoé avait compris que les directeurs au physique agréable pouvaient à l’occasion manifester une certaine générosité, tandis que les hommes laids – même si Degrandpré ne rentrait pas tout à fait dans cette catégorie, du moins selon les standards terrestres – se montraient plus enclins à s’en tenir au règlement et à ressasser des rancunes personnelles. Elle savait pertinemment – elle l’avait toujours su – que les personnalités psychorigides constituaient un rouage essentiel de la bureaucratie des Trusts. Mais l’homme qui dirigeait la station orbitale d’Isis, et donc, de facto, le projet Isis, devait forcément faire preuve d’un minimum de flexibilité. Forcément.

Ou peut-être pas. Degrandpré leva un instant la tête pour désigner une chaise à Zoé, mais son attention restait fixée sur son écran.

Zoé préféra rester debout près de la fenêtre. Si toutefois on pouvait l’appeler ainsi. Elle supposa qu’avec les limitations rigoureuses qu’imposaient les lanceurs Higgs à leurs cargaisons, même un luxe si réduit avait dû revenir à un coût exorbitant. Il lui permettait malgré tout d’avoir son premier contact visuel direct avec la planète. Une lumière sans le moindre intermédiaire, pensa Zoé avec agitation. Une première lumière.