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— Vous savez que vous pouvez me faire confiance, Kenyon. » Il avait utilisé le prénom non par impertinence, mais les yeux baissés, pour s’insinuer dans les bonnes grâces de Degrandpré.

« Merci, Corbus. » Une légère réprimande. « Alors ? Suis-je en bonne santé ? »

Nefford se retourna vers son écran avec un soulagement visible. « Le calcium de vos os est excellent, votre musculature est stable et votre taux d’exposition cumulée aux radiations est largement dans les limites admises. Mais la prochaine fois, il me faudra un échantillon de sang.

— La prochaine fois, vous en aurez peut-être un. »

Une fois par mois calendaire, Degrandpré parcourait toute la circonférence de la station orbitale, des baies d’accostage au jardin solaire, la main gauche posée sur son étui de cravache.

Cette promenade était à ses yeux un moyen de garder le contact avec la station. De rester sur le dos des équipes de maintenance, de punir le personnel des Travaux pour tenue non conforme… bref, de faire sentir sa présence. (Sur le sujet des uniformes non réglementaires, il avait depuis longtemps renoncé à faire entendre raison aux savants martiens et kuipers, s’estimant heureux qu’ils n’oublient pas de s’habiller.) Les problèmes qui semblaient secondaires vus de ses appartements acquerraient une autre dimension sur les ponts. Et il appréciait le côté physique de l’exercice.

Son inspection débutait toujours par les entrepôts mal éclairés du module Dix pour se terminer au Neuf, le jardin solaire. Il prenait plaisir à flâner dans le jardin. Si on lui avait demandé pourquoi, il aurait pu répondre qu’il aimait la lumière filtrée du soleil – pompée par des récepteurs situés sur le moyeu de la station – l’air humide ou l’odeur de terre des suspensions aéroponiques. Une réponse qui aurait été sincère… mais incomplète.

Aux yeux de Kenyon Degrandpré, le jardin représentait un paradis en miniature.

Enfant déjà, il adorait les jardins. Jusqu’à douze ans, il avait vécu dans le sud de la France avec son père, un cadre supérieur de la Collecte des Cultivars. Les serres de la Collecte s’étendaient sur des milliers d’acres de pâturages ondulants, leurs bases inclinées vers le sud, une cité aux murs de verre humides baignée par le sifflement des aérateurs.

« Le Paradis », ainsi son père surnommait-il cet endroit. Dans la mythologie biblique, le Paradis était un jardin vert appelé l’Éden ; un monde cultivé, parfait. Lorsque l’humanité avait été déchue de la grâce, le jardin avait succombé à l’anarchie.

Sur la station, le jardin était encore plus essentiel, aussi fragile et vital qu’un cœur greffé. Il subvenait à la majorité des besoins nutritionnels de la station, recyclait les déchets, purifiait l’air. À la fois indispensable et vulnérable, il en devenait, du moins aux yeux de Degrandpré, une réincarnation du paradis du Vieux Testament : ordonné, calculé, organique et précis.

Les jardiniers en treillis couleur chamois réagirent à sa présence en restant hors de vue. Il parcourut à pas lents les terrasses, s’arrêta pour savourer l’odeur et la lumière vert feuille d’une clairière qui s’ouvrait au milieu de grands plants de tomates.

L’essentiel de l’idéalisme que lui avait légué son père était encore intact quand il avait rejoint les Travaux. L’humanité avait trop longtemps subi une Terre sauvage. Elle en avait subi les conséquences : croissance démographique effrénée, dégénérescence du climat, maladies.

Les radicaux kuipers accusaient la Terre de se complaire dans la stagnation. Quelle absurdité, se dit Degrandpré. Combien de temps dureraient un habitat kuiper ou une ferme aérienne sur Mars s’ils ne pouvaient réguler leur extraction de glace ou d’oxygène ? Combien de temps la station orbitale pourrait-elle tenir, par exemple, dans l’anarchie ? La situation n’apparaissait guère différente sur la Terre, qui affrontait les mêmes problèmes, mais en plus large, en plus diffus. Regardez Isis, ce jardin jamais cultivé. Superbe, comme ne manquaient jamais de s’exclamer avec enthousiasme les Kuipers qui débarquaient. Superbe, oui, et radicalement hostile à la vie humaine.

Il traversa le potager et emprunta un escalier qui le conduisit à une terrasse sur laquelle prospéraient près de la lumière des vignes fruitières soigneusement élaborées. Des jardiniers et de délicats tractibles blancs se déplaçaient tels des anges parmi le luxuriant feuillage, et il se délecta du son tranquille des gouttes d’eau. Il pensa à son foyer. Cinq ans qu’il l’avait quitté, et Dieu sait ce qu’il s’y était passé depuis. La désastreuse Initiative Aquifère nord-africaine avait failli lui coûter sa carrière : il n’avait pu sauver sa carte du Trust des Travaux qu’en sollicitant l’appui de tous ceux qui lui devaient une faveur. Il avait accepté cette rotation sur Isis afin de prouver son adaptabilité. On ne lui avait d’ailleurs pas proposé d’autres postes de responsabilité.

Et il s’en sortait plutôt bien. Mais trop de temps s’était écoulé trop lentement, et l’éloignement de la Terre l’affectait plus qu’il ne s’y était attendu. Comme si la moindre cellule de son corps avait enregistré chacun des centimètres de l’énorme distance franchie par le lanceur Higgs. Après tout, il se trouvait à une distance telle que cette lumière qui tombait sur les vignes n’atteindrait ni Pékin, ni Boston, ni le sud de la France de son vivant. Son seul lien véritable avec sa planète natale se limitait à la liaison à particules jumelles… un lien bien ténu, à vrai dire.

Dont il fallait pourtant qu’il s’occupe. On attendait son rapport hebdomadaire. Il n’avait pas d’autre choix que d’apprendre aux Trusts le décès d’un de leurs ingénieurs.

Pure malchance. Ou défaillance de la Direction. Ou bien conclusion malheureuse d’une imprudence kuiper. Oui, c’était plutôt ça.

Vers midi, une fois son rapport placé dans la file d’attente des transmissions, il se consacra à d’autres tâches. Il participa à une réunion des chefs de section où il dut faire face à leurs réclamations concernant l’attribution des tractibles et l’utilisation des ressources, qu’ils jugeaient injustes. L’habituelle jalousie entre services. Les usines Turing sur la petite lune d’Isis n’avaient pas atteint leurs objectifs de production, malgré deux nouvelles unités de fabrication. Il s’agissait d’un problème d’équilibre. Inéluctablement, personne n’obtiendrait ce qu’il voulait. La station orbitale était une économie de pénurie.

Du côté des bonnes nouvelles, il n’y avait pas de carences à déplorer. Quoiqu’en deçà des prévisions, la productivité Turing avait tout de même augmenté, et les équipements de vie de la station orbitale restaient en bon état. La plupart des mauvaises nouvelles provenaient des chefs de projets de surface, qui signalaient une vague de défaillances des joints d’étanchéité, un accroissement des opérations de maintenance et une baisse de la redondance, surtout dans les avant-postes continentaux et sous-marins. (La petite station arctique n’annonçait que des maintenances de routine.) Cela pouvait aboutir à une situation difficile, les stations sur Isis utilisant une quantité invraisemblable de matériaux exotiques importés de la Terre ; remettre à niveau le contenu des entrepôts et les pièces de rechange nécessiterait de modifier les futures cargaisons expédiées par les Trusts, ce qui n’était jamais une partie de plaisir. Mais tout compte fait, la situation aurait pu être pire.

Il apaisa les jeunes cadres à coup de promesses, les congédia enfin et rentra dans sa cabine.

Seul.

Il détestait l’isolation sociale de la station ; mais la discipline constituait comme toujours la réponse à ce problème. Les Trusts avaient fait une erreur, plus d’un siècle auparavant, en bricolant les gènes de volontaires kuipers au lieu de leur enseigner les pratiques de l’autodiscipline.