Ce qui signifiait que les gens venaient le voir avec des problèmes qu’il n’avait pas le pouvoir de résoudre. Venaient lui réclamer ce qu’il ne pouvait leur donner, comme une explication cohérente pour le blocus ou une dérogation spéciale pour qu’il ne s’applique pas à eux. Il était obligé de leur répondre qu’il se trouvait lui aussi dans l’ignorance. Il pouvait juste continuer à appliquer les protocoles courants et attendre des instructions de l’extérieur. En d’autres termes, attendre la fin de tout ce bordel. Mais celui-ci durait déjà depuis bien trop longtemps.
Il se détourna de la fenêtre lorsque Ari frappa et entra.
Ray n’appréciait pas l’optimisme joyeux de Weingart. Il le soupçonnait de dissimuler un mépris secret, soupçonnait que sous cette façade de franche camaraderie Weingart se livrait au trafic d’influence avec autant d’enthousiasme que n’importe quel autre responsable de département. Mais au moins Weingart comprenait-il la position de Ray et semblait-il préférer affronter la situation plutôt que de se plaindre.
Si seulement il pouvait cesser de sourire. Son sourire se précipitait sur Ray comme la lumière d’une lampe à arc, avec ses dents si blanches et si régulières qu’elles semblaient des tuiles de mah-jong lumineuses. « Asseyez-vous », dit Ray.
Weingart tira une chaise et ouvrit son ordinateur de poche. Direct au boulot. Cela plut à ray.
« Vous vouliez connaître les problèmes que nous aurons à gérer si la quarantaine se poursuit encore longtemps, j’ai établi une petite liste.
— La quarantaine ? C’est le nom que lui donnent les gens ?
— Par opposition au blocus standard de six heures, ouais.
— Pourquoi nous aurait-on mis en quarantaine ? Personne n’est malade.
— Discutez-en avec Dimi. » Dimitry Shulgin, le directeur de la Sécurité civile, que Ray attendait à 16 heures. « Le blocus suit un obscur ensemble de règles du manuel militaire. D’après Dimi, c’est ce qu’ils appellent une “quarantaine sur les données”, mais personne n’avait jamais vraiment cru qu’il y en aurait une un jour.
— Il ne m’en a pas parlé, cette espèce de saloperie de palourde slave. À quoi une telle quarantaine est-elle censée servir, au juste ?
— Ces règles ont été établies à l’époque où Crossbank commençait tout juste à obtenir des images. Un de ces scénarios paranoïaques sortis des auditions au Congrès. Dans l’hypothèse ou soit Crossbank, soit Blind Lake téléchargerait quelque chose de dangereux, rien de physique, bien sûr, mais un virus ou un ver quelconque… vous avez entendu parler de stéganographie ?
— Des données chiffrées dissimulées dans des photographies ou des images. » Il ne rappela pas à Weingart que lui, Ray, avait témoigné à ces auditions. La guerre de l’information était alors un sujet brûlant. Le lobby luddite avait craint que Blind Lake puisse importer un pernicieux programme numérique réplicatif extraterrestre ou, nom d’un chien, un mème[4] mortel, qui se propagerait alors par les canaux de données terrestres en provoquant des ravages indéfinissables.
Ray avait beau souvent se méfier de la progression à tâtons de Blind Lake dans l’inconnu, l’idée lui semblait absurde. Comment les aborigènes d’UMa47/E pourraient-ils savoir qu’on les observait ?… Et même s’ils le savaient, les images traitées sur Terre avaient voyagé, encore qu’on ne savait pas trop comment, à la traditionnelle vitesse de la lumière. Pour réagir de manière hostile, il leur faudrait à la fois une perception invraisemblable et une patience ridicule dans leur volonté de revanche. Ray avait bien dû admettre, toutefois, qu’on ne pouvait tout à fait exclure un danger relatif à la stéganographie, au moins en théorie. Aussi une suite de plans de secours avait-elle été ajoutée au réseau de plans de sécurité déjà immense entourant Blind Lake. Même si Ray considérait cela comme le plus gros canular astronomique depuis la théorie de Girolamo Fracastoro, selon laquelle la syphilis provenait de la conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars.
Ces décrets idiots avaient-ils vraiment été appliqués ? « Sauf qu’il n’y a pas eu provocation, dit-il à Weingart. Nous n’avons rien téléchargé de suspect.
— Pas encore, du moins, dit Weingart.
— Vous en savez plus que moi, là-dessus ?
— Pas vraiment. Mais disons que s’il y avait un problème à Crossbank…
— Allons. Crossbank observe les océans et les bactéries.
— Je sais, mais si…
— Et nous visualisons des cibles complètement différentes, en plus. Leur travail n’est pas un miroir du nôtre.
— Non, mais si d’une manière ou d’une autre, il y avait un problème avec le procédé…
— Quelque chose d’endémique à l’Œil, vous voulez dire ?
— S’il y a un problème quelconque avec les O/BEC à Crossbank, le ministère de l’Énergie ou les militaires ont pu décider de nous mettre en quarantaine par mesure de précaution.
— Ils auraient pu au moins nous prévenir.
— Blocage bidirectionnel de l’information. Rien n’entre ni ne sort. Il faut croire qu’ils ne voulaient même pas laisser passer une onde porteuse.
— Ça n’empêche pas de prévenir.
— Sauf quand on n’a pas le temps.
— Ce sont des spéculations ridicules, que ni vous ni Shulgin n’avez propagées, j’espère. Les rumeurs peuvent provoquer la panique. »
Weingart eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa.
« De toute manière, dit Ray, cela échappe à notre contrôle. La question la plus pressante est de savoir ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes jusqu’à ce que quelqu’un rouvre la barrière. »
Weingart hocha la tête et entreprit de lire sa liste. « Vivres. Les canalisations nous alimentent toujours en eau potable, personne n’a fermé le robinet, mais sans intervention, on se retrouvera à court de nourriture avant la fin de la semaine et avec une famine fin novembre. J’imagine qu’on sera ravitaillés, mais il faudrait peut-être penser à mettre notre surplus en lieu sûr, voire sous bonne garde en attendant.
— Je ne peux imaginer que ce… blocus… dure jusqu’à Thanksgiving.
— Eh bien, vu qu’on envisageait des hypothèses…
— D’accord, d’accord. Quoi d’autre ?
— Idem avec les fournitures médicales, et la clinique du campus n’a pas été conçue pour affronter maladies ou blessures graves, encore moins une épidémie. En cas d’incendie, il faudra expédier les brûlés dans un grand hôpital ou subir d’inutiles pertes humaines. On n’y peut pas grand-chose, là non plus, à part demander au personnel médical de préparer des plans de secours. En plus, si la quarantaine se prolonge, les gens vont avoir besoin qu’on les aide à gérer leurs problèmes émotionnels. Nous avons déjà quelques personnes avec des affaires familiales urgentes à régler à l’extérieur.
— Elles survivront.
— Le logement. On a deux cents journaliers qui dorment dans le gymnase, sans compter les journalistes en visite, une poignée de sous-mutants et tous ceux qui se trouvaient là juste pour la journée. À long terme, s’il s’agit d’une quarantaine de longue durée, il vaudrait peut-être mieux envisager de les loger chez l’habitant. Certaines des personnes qui résident sur le campus ont des chambres d’amis ou autre, on ne devrait pas avoir de mal à trouver des volontaires. Avec un peu de chance, on peut arriver à tous les faire dormir dans un lit, du moins dans un canapé-lit. À les faire partager des salles de bains au-lieu de se battre pour les douches du centre communautaire ou dans la queue pour les toilettes.
4
Élément culturel (idée, attitude, style…) qui se transmet de personne à personne à l’instar d’un gène. (