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— Je ne veux pas en discuter.

— Je ne suis pas là pour en discuter, bordel ! Je suis venu te dire comment cela allait se passer. Je ne peux en toute conscience continuer à autoriser ma fille à te voir si tu n’es pas prête à t’occuper d’elle comme il faut.

— Ray, nous avons un accord…

— Nous avons un accord provisoire établi dans des circonstances radicalement différentes. Si je pouvais aller en justice, crois-moi, je le ferais. Mais c’est impossible à cause du blocus. Il me faut donc faire ce que je crois juste.

— Tu ne peux pas décider comme ça de la garder », dit Marguerite. Mais s’il essayait ? S’il refusait de laisser Tess venir à la maison ? Il n’y avait pas de tribunal à Blind Lake, ni de véritable police qu’elle pouvait appeler à l’aide.

« Ne me donne pas d’ordres. J’ai la garde de Tess et je dois prendre les décisions qui me paraissent les meilleures pour elle. »

C’était sa conviction mielleuse et suffisante qui mettait Marguerite hors d’elle. Ray maîtrisait à la perfection l’art de parler comme s’il n’y avait pas d’autre adulte que lui sur la planète, comme si tout le monde à part lui était faible, stupide ou insolent. Une façade caustique qui, bien entendu, cachait un petit enfant narcissique déterminé à n’en faire qu’à sa tête. Aucun de ces deux aspects de sa personnalité n’était particulièrement attirant.

« Écoute, dit-elle, c’est ridicule. Ce n’est pas de venir ici m’insulter qui améliorera les problèmes de Tess.

— Ton opinion sur ce point ne m’intéresse pas. »

Sans réfléchir, Marguerite avança de deux pas et le gifla. Elle n’avait jamais fait cela auparavant. Elle eut aussitôt mal à la paume, et ce bref contact physique (la rudesse d’une barbe d’un jour, les joues flasques) suffit à lui donner envie de se laver la main. Mal joué, se dit-elle, très mal joué. Mais elle ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté en constatant la stupéfaction de Ray.

Petite fille, Marguerite avait fréquenté un garçon du voisinage dont la famille possédait un gentil springer d’une patience à toute épreuve. Le garçon (qui, coïncidence, s’appelait lui aussi Raymond) avait un jour passé une heure à essayer de chevaucher ce chien, en riant des glapissements de la pauvre bête, jusqu’à ce que le chien finisse par se retourner contre lui et lui morde le pouce droit. Le gamin avait eu la même tête que Ray, stupéfaite et les larmes aux yeux. Pendant une seconde, elle se demanda si Ray allait se mettre à pleurer.

Puis son visage se recomposa. Il se leva.

Oh, merde, pensa Marguerite. Oh, merde. Oh, merde.

Elle recula dans le couloir. Ray posa les mains sur les épaules de Marguerite et la poussa contre le mur. Ce fut son tour à elle d’être surprise.

« Tu ne comprends vraiment pas, hein ? Comme dit la chanson, Marguerite, “tu n’es plus au Kansas”. »

C’était un film, pas une chanson[5]. Un des films préférés de Tessa. Bien entendu, Ray n’en savait rien.

Il lui pinça le menton entre le pouce et l’index. « Je ne devrais pas avoir à te dire à quel point nous sommes loin de ce petit monde banal plein d’avocats et d’assistantes sociales dans lequel tu t’imagines toujours vivre. Pourquoi crois-tu que Blind Lake est en quarantaine ? On met un endroit en quarantaine pour cause de maladie, Marguerite. Tout simplement. De maladie contagieuse et mortelle. On nous laisse en vie par tolérance, et combien de temps cette tolérance va-t-elle durer ? »

Ça pourrait se terminer n’importe quand.

Ray approcha son visage tout près du sien. Son haleine avait une odeur d’acétone. Elle essaya de se détourner, mais il ne la laissa pas faire.

« On pourrait tous être morts dans un mois. On pourrait tous être morts demain. Dans une telle situation, pourquoi devrais-je te laisser négliger Tess au profit de cette créature bizarre sur l’écran, ou pire, de ton nouveau petit ami ?

— De quoi tu parles ? » demanda-t-elle en poussant de la mâchoire contre ses doigts. Il semblait en effet savoir quelque chose. Détenir un secret. Ray avait toujours aimé savoir quelque chose que Marguerite ignorait. Presque autant qu’il détestait avoir tort.

Une dernière fois, presque pour la forme, il poussa Marguerite, lui plaquant à nouveau les épaules au mur de plâtre. « T’es vraiment qu’une pauvre naïve », dit-il alors en reculant.

Il ne vit pas l’imposante silhouette de Chris Carmody déboucher des escaliers et approcher dans le couloir. Marguerite, elle, l’aperçut, mais elle détourna aussitôt les yeux pour ne pas donner l’alerte à son ex-mari. Laissons faire. Pour un homme de sa taille, Chris faisait très peu de bruit.

Se plaçant entre eux, il poussa sans ménagement un Ray stupéfait contre le mur opposé. Marguerite était terrifiée – une véritable violence masculine flottait, une odeur, une puanteur de vestiaire – mais en son for intérieur, elle fut ravie de voir l’expression venimeuse de Ray revenir à un « Oh ! » incrédule. Elle avait voulu voir cela sur son visage pendant de nombreuses années de sécheresse. C’était enivrant.

« Venez-vous, martela Ray lorsqu’il eut jaugé la situation, venez-vous juste de foutre vos putains de mains sur moi ?

— Je ne sais pas, répondit Chris. Venez-vous juste d’entrer par effraction ? »

Maintenant, se dit Marguerite, soit ils vont se battre, soit l’un des deux va céder. Ray se défendit bien. Il se gonfla comme un coq nain. « Mêlez-vous de vos affaires ! » Mais il parlait, il ne se battait pas. « Je n’ai pas besoin de passer par vous pour m’occuper de ma femme, bordel ! Non mais vous savez qui je suis ?

— Allons, Ray, dit Chris d’un ton calme. Quittez cette maison, d’accord ? »

C’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu chez Chris jusqu’ici. De la colère, de la vraie colère, pas la grimace de pisse-vinaigre de Ray. Il avait l’air d’un homme prêt à se livrer à une tâche déplaisante avec ses poings. Elle tendit la main et la posa sur son bras. « Chris… »

Ray profita de l’occasion, comme elle s’en était doutée. Il recula, leva les mains et entreprit une retraite tout à fait typique de lui. « Oh, allez. Je ne veux pas jouer à des jeux de macho. J’ai dit ce que j’étais venu dire. »

Il tourna le dos et s’éloigna – les genoux tremblant un peu, crut voir Marguerite.

Une fois débarrassée de Ray, et après s’être assurée, par un coup d’œil depuis la fenêtre de la chambre de Tessa, du départ de son horrible petite voiture noire, Marguerite ressentit non de la colère ou de la peur, mais de l’embarras. Comme si Chris avait assisté à une partie honteuse de sa vie. « Je ne voulais pas que tu voies ça.

— J’en ai eu assez d’attendre.

— Je veux dire, merci, mais…

— Tu n’as pas à me remercier et tu n’as pas à t’excuser. »

Elle hocha la tête. Son cœur battait encore à cent à l’heure.

« Descendons à la cuisine », dit-elle. Car cela allait être une de ces longues nuits blanches gorgées d’adrénaline. Peut-être avait-elle pris cette habitude de son père, mais où passer une nuit comme celle-ci ailleurs que dans la cuisine ? À faire du thé et du pain grillé en essayant de remettre un semblant d’ordre dans sa vie.

Ray avait eu quelques paroles dérangeantes, qui donnaient beaucoup à réfléchir, et elle ne voulait pas se mettre davantage dans rembarras en craquant devant Chris. Aussi l’amena-t-elle dans la cuisine où elle le fit s’asseoir pendant qu’elle mettait la bouilloire à chauffer. Chris gardait le silence… en fait, il semblait même un peu triste.

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5

Le Magicien d’Oz dans lequel cette réplique, devenue proverbiale, est adressée par la jeune Dorothy à son chien Toto lorsqu’elle découvre qu’elle et lui ne se trouvent plus dans leur monde habituel. (N.d.T.)