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C’est vraiment dingue, pensa-t-elle en franchissant sur les talons d’Ari une porte réservée au personnel qui aboutissait dans la pénombre des coulisses. Pas seulement parce qu’elle serait forcée de se montrer avec Ray, mais parce qu’elle et lui joueraient la comédie. Tous deux feraient comme s’ils n’avaient pas vu le moindre indice sur le désastre de Crossbank (quel qu’il soit). Tous deux feraient comme s’ils ne s’étaient pas disputés au sujet de Tess. Comme s’ils ne se méprisaient pas. Joueraient non la courtoisie, mais du moins l’indifférence.

En sachant que cela pourrait s’arrêter n’importe quand.

Nous voilà avec tous les ingrédients d’un désastre, se dit Marguerite. D’autant plus que sa « conférence » consistait en une série de notes personnelles qu’elle n’avait jamais prévu de rendre publiques – des conjectures sur le projet UMa47 aux limites de l’hérésie. Mais si la crise était aussi mauvaise, aussi potentiellement mortelle qu’elle en avait l’air, pourquoi perdre son temps à se montrer hypocrite ? Pourquoi ne pas, une fois dans sa vie, cesser de penser en termes de carrière et dire simplement ce qu’elle pensait ?

Cela lui avait semblé une bonne idée, du moins jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur scène derrière un rideau baissé avec Lisa Shapiro assise entre Ray et elle. Elle évita le regard de son ex-mari, mais la présence de celui-ci suscitait en elle un sentiment de claustrophobie dont elle n’arrivait pas à se débarrasser.

Il était tiré à quatre épingles, avait-elle remarqué en arrivant. Cravate, costume aux plis impeccables. Un petit sourire pincé aux lèvres, accentué par ses joues flasques et son menton fuyant, comme un homme qui sentait une odeur désagréable mais s’efforçait de se montrer poli à ce sujet. Il tenait une liasse de papiers à la main.

Sur la gauche de Marguerite, Ari se tenait au pupitre et faisait signe à quelqu’un de lever le rideau. Déjà ? Marguerite consulta sa montre. Treize heures tapantes. Elle avait la bouche sèche.

Ari l’avait informée que la salle pouvait accueillir deux mille personnes. Il en était entré à peu près la moitié, mélange de scientifiques, de personnel de support et de main-d’œuvre occasionnelle. Les quatre manifestations de ce genre organisées par Ari depuis le début de la quarantaine avaient été bien accueillies et avaient attiré du monde. On voyait même un type qui, muni d’une caméra, assurait la retransmission en direct sur Télé Blind Lake.

Comme nous sommes civilisés dans notre cage, pensa Marguerite. Comme nous oublions facilement le fait qu’il y a des cadavres de l’autre côté du portail.

On leva le rideau et éclaira la scène, transformant l’auditoire en un néant indistinct perçu plutôt que vu. Ari la présenta. Et dans cette étrange troncature de temps qui se produisait toujours lorsqu’elle s’adressait à un public, Marguerite se retrouva elle-même au pupitre à remercier Ari puis les auditeurs, et à se débattre avec l’affichage de ses notes sur son serveur de poche.

« Le problème… »

Sa voix dérapa dans les aigus. Elle s’éclaircit la gorge.

« Le problème que je veux soulever aujourd’hui est le suivant : avons-nous été trompés par notre propre approche rigoureusement déconstructive des personnes observées sur UMa47/E ? »

Une entrée en matière assez aride pour faire bâiller les profanes parmi le public, mais elle vit quelques visages familiers d’Interprétation froncer des sourcils.

« J’utilise un langage délibérément provocateur en parlant de personnes observées. Depuis le début, tant à Crossbank qu’à Blind Lake, on a cherché à se débarrasser de tout anthropomorphisme : la tendance à attribuer à d’autres espèces des caractéristiques humaines. La tentation est grande de trouver un bébé panthère mignon ou noble un aigle, et nous le faisons depuis que nous avons appris à marcher. Nous vivons toutefois une époque de lumières, une époque qui a appris à voir et à évaluer les autres êtres vivants pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous voudrions qu’ils soient. Et la longue et honorable histoire de la science nous a au moins appris à observer avec soin avant de juger… et à juger, s’il le faut, en nous fondant sur ce que nous voyons et non sur ce que nous préférerions croire.

« Nous nous disons par conséquent qu’il faudrait appeler créatures ou organismes et non personnes les objets de notre étude sur 47 Ursa Majoris. Nous ne devons rien présumer à leur propos. Nous ne devons inclure dans la grille analytique ni nos peurs, ni nos désirs, ni nos espoirs ou nos rêves, ni nos préjugés linguistiques, ni nos métarécits bourgeois ou notre bagage culturel d’extraterrestres imaginaires. Raccompagnez M. Spock à la porte et laissez H.G. Wells dans la bibliothèque. Si nous voyons une ville, nous ne devons pas parler de ville, ou alors juste de manière provisoire, car le mot ville implique Carthage, Rome, Berlin et Los Angeles, produits de la biologie humaine, de l’ingéniosité humaine, et de milliers d’années d’expertise humaine cumulée. Nous nous rappelons que la ville que nous observons n’en est peut-être pas une du tout mais peut-être plutôt une fourmilière ou un récif de corail. »

Lorsqu’elle marqua un temps d’arrêt, elle entendit résonner sa voix, écho grave qui revenait du fond de la salle.

« En d’autres termes, on essaye de toutes nos forces de ne pas s’illusionner. Et l’un dans l’autre, on y arrive bien. La barrière entre nous et les personnes d’UMa47/E n’est que trop évidente. Les anthropologues nous ont appris il y a longtemps que la culture était un ensemble de symboles partagés, et nous n’en partageons aucun avec les sujets de notre étude. Omnis cultura ex cultura, et les deux cultures se mélangent aussi mal, supposons-nous, que l’huile et l’eau. Nos comportements épigénétiques et les leurs ne se recoupent nulle part.

« Cela a pour inconvénient de nous obliger à partir des premiers principes. On ne peut pas parler d’“architecture” chtonienne, par exemple, car il faudrait ôter de ce mot à l’apparence innocente tous ses piliers et poutres d’intentions et d’esthétique humaines… sans lesquels le mot “architecture” devient insupportable, une structure instable. Nous n’osons pas davantage parler d’“art”, d’“œuvre”, de “loisir” ou de “science” chtoniens. La liste est sans fin, et il ne nous reste guère que le comportement brut. Le comportement à examiner et cataloguer dans tous ses menus détails.

« Nous disons que le Sujet se déplace à tel endroit, effectue telle ou telle tâche, est plutôt lent ou rapide, tourne à gauche ou à droite, mange ceci et cela, du moins si nous ne regimbons pas à utiliser le mot “manger” et son lot d’anthropomorphisme rampant, peut-être “ingérer” conviendrait-il mieux. La signification est la même, mais cela fait mieux dans un rapport écrit. Le Sujet ingère un bol alimentaire de matériau végétal. En fait, il mange une plante : vous le savez et moi aussi, mais le scientifique chargé de relire l’article que vous avez soumis à la revue Nature ne laisserait jamais passer cela. » Il y eut quelques rires prudents. Dans son dos, Ray ne masqua pas un grognement de dérision. « Nous surveillons la connotation du moindre mot que nous utilisons avec l’instinct de censure d’un Bowdler[6]. Tout cela au nom de la science, et très souvent pour d’excellentes raisons.

« Mais je me demande si nous ne nous aveuglons pas nous-mêmes par la même occasion.

« Ce qu’il manque selon moi, dans nos discours sur les gens d’UMa47/E, c’est un récit.

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6

Thomas Bowdler (1754–1825), médecin anglais passé à la postérité pour avoir expurgé de Shakespeare, afin de le publier dans une édition jeunesse, tout ce qui pouvait attenter un tant soit peu à la religion ou à la vertu. Ainsi dans Hamlet, la noyade d’Ophélie devenait-elle accidentelle, sans intention de suicide. (N.d.T.)