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— Et vous ?

— Non, moi je ne voyage pas.

La fille hésite sur la suite et choisit la diversion :

— J’habite ici. Je m’appelle Véronique.

— Moi aussi, répond Sophie.

— Vous vous appelez Véronique aussi ?

Sophie se rend compte que tout sera beaucoup plus difficile que prévu, qu’elle n’a pas eu le temps de se préparer à ce genre de question, que tout reste à faire. Se mettre dans un autre état d’esprit.

Elle fait un vague geste d’assentiment qui peut vouloir dire à peu près n’importe quoi.

— C’est drôle, dit la fille.

— Ça arrive…

Sophie allume une cigarette, tend son paquet. La fille allume sa cigarette avec une sorte de grâce. Incroyable ce que cette fille, caparaçonnée dans son uniforme gris, est différente vue de près.

— Vous faites quoi ? demande Sophie. Dans la vie…

— Traductrice. Et vous ?

En quelques minutes, au fil de la conversation, Sophie s’est inventé une nouvelle vie. Ça fait un peu peur au début, et puis, finalement, c’est comme un jeu, il suffit de penser tout le temps aux règles. D’un seul coup, elle a un choix extraordinaire. Pourtant, elle fait comme ces gagnants à la loterie qui pourraient refaire leur vie et qui s’achètent le même pavillon que les autres. Alors la voici devenue Véronique, enseignante en arts plastiques dans un lycée lillois, célibataire, venue quelques jours voir ses parents en banlieue parisienne.

— L’Académie de Lille est en vacances ? demande Véronique.

C’est ça le problème : l’enchaînement qui risque d’entraîner trop loin…

— J’ai pris un congé. Mon père est malade. Enfin… (elle sourit), de vous à moi, pas vraiment malade : j’avais envie de quelques jours à Paris. Je devrais avoir honte…

— Où habitent-ils ? Je peux vous déposer, j’ai une voiture.

— Non, ça ira très bien, vraiment, non, merci…

— Ça ne me dérange pas du tout.

— C’est gentil à vous, mais ça ne sera pas nécessaire.

Elle a dit ça d’une voix coupante, du coup le silence s’installe à nouveau entre elles.

— Ils vous attendent ? Vous devriez peut-être leur téléphoner ?

— Oh non !

Elle a répondu trop vite : du calme, du sang-froid, prends ton temps, Sophie, ne dis pas n’importe quoi…

— En fait, je devais arriver demain matin…

— Ah, dit Véronique en écrasant sa cigarette. Vous avez mangé ?

C’est bien la dernière chose à laquelle elle pouvait penser.

— Non.

Elle regarde l’horloge murale : 13 h 40.

— Alors je peux vous inviter à déjeuner ? Pour m’excuser… pour la valise… J’habite juste à côté… Je n’ai pas grand-chose mais on doit bien trouver quelque chose de mangeable dans le frigo.

Ne rien faire comme avant, Sophie, souviens-toi. Aller là où personne ne t’attend.

— Pourquoi pas, répond-elle.

On se sourit. Véronique règle les consommations. Au passage, Sophie achète deux paquets de cigarettes et lui emboîte le pas.

Boulevard Diderot. Immeuble bourgeois. Elles ont marché côte à côte en continuant à échanger les banalités d’usage. À peine arrivée devant l’immeuble de Véronique, Sophie regrette déjà. Elle aurait dû dire non, elle aurait dû partir. Elle devrait déjà être loin de Paris, dans une direction improbable. Elle a accepté par faiblesse, par fatigue. Alors elle suit mécaniquement, elles entrent dans le hall de l’immeuble, Sophie se laisse guider comme une visiteuse occasionnelle. L’ascenseur. Véronique appuie sur le bouton du quatrième, ça brinquebale, ça crisse, ça secoue, ça monte quand même et ça s’arrête brutalement, dans un hoquet. Véronique sourit :

— Ce n’est pas le confort…, s’excuse-t-elle en ouvrant son sac à la recherche de sa clé.

Ce n’est pas le confort, mais ça vous sent la bourgeoisie friquée dès l’entrée. L’appartement est grand, vraiment grand. Le salon est une pièce double à deux fenêtres. À droite, le salon en cuir fauve, à gauche, le piano quart de queue, au fond la bibliothèque…

— Entrez, je vous en prie…

Sophie entre là comme dans un musée. Tout de suite, le décor lui rappelle, sur un mode mineur, l’appartement de la rue Molière où en ce moment même…

Machinalement, elle cherche l’heure, la trouve sur une petite horloge dorée posée sur la cheminée d’angle : 13 h 50.

Dès leur arrivée, Véronique s’est précipitée dans la cuisine, soudain animée, presque pressée. Sophie entend sa voix et répond distraitement en examinant les lieux. Son regard s’attache une fois encore à la pendulette. Les minutes ne passent pas. Elle respire à fond. Faire attention à ses réponses, murmurer des : « Oui, bien sûr… » et tenter de reprendre ses esprits. C’est un peu comme si elle s’éveillait d’une nuit trop agitée et qu’elle se retrouvait dans un lieu inconnu. Véronique s’agite, parle vite, elle ouvre des placards, met en route le micro-ondes, claque la porte du réfrigérateur, dresse une table. Sophie demande :

— Je peux vous aider…?

— Non, non, dit Véronique.

Une parfaite petite maîtresse de maison. En quelques minutes, il y a sur la table une salade, du vin, du pain presque frais (« Il est d’hier », « ça ira très bien… ») qu’elle tranche d’un couteau très appliqué.

— Alors, traductrice…

Sophie cherche un sujet de conversation. Ce n’est plus la peine. Maintenant qu’elle est chez elle, Véronique est devenue bavarde.

— Anglais et russe. Ma mère est russe : ça aide !

— Vous traduisez quoi ? Des romans ?

— Je voudrais bien, mais je travaille plutôt sur des sujets techniques : des courriers, des brochures, des choses comme ça.

La conversation suit un cours sinueux, on parle de travail, de famille. Sophie s’improvise des relations, des collègues, une famille, une belle vie toute neuve, en prenant soin de s’éloigner le plus possible de la réalité.

— Et vos parents, où habitent-ils, déjà ? demande Véronique.

— Chilly-Mazarin.

C’est venu d’un coup, elle ne sait pas d’où ça sort.

— Ils font quoi ?

— Je les ai mis à la retraite.

Véronique a débouché le vin, elle sert une fricassée de légumes avec des lardons.

— C’est du surgelé, je vous préviens…

Sophie a découvert subitement qu’elle avait faim. Elle mange, elle mange. Le vin lui donne une agréable sensation de bien-être. Heureusement, Véronique est assez bavarde. Elle s’en tient à des généralités mais elle a un solide sens de la conversation, mêlant futilités et anecdotes. Tout en mangeant, Sophie attrape des bribes d’informations sur ses parents, ses études, le petit frère, le voyage en Écosse… Le flot se tarit au bout d’un moment.

— Mariée ? demande Véronique en désignant la main de Sophie.

Malaise…

— Plus maintenant.

— Et vous la gardez quand même ?

Penser à la retirer. Sophie improvise.

— L’habitude, je suppose. Et vous ?

— J’aurais bien aimé prendre l’habitude.

Elle a répondu avec un sourire gêné qui cherche une complicité de femmes. En d’autres circonstances, peut-être, se dit Sophie. Mais pas là…

— Et…?

— Ça sera pour une autre fois, je crois.

Elle apporte du fromage. Pour quelqu’un qui ne sait pas ce qu’elle a dans son frigo…

— Et donc, vous vivez seule ?

Elle hésite.

— Oui…

Elle penche la tête sur son assiette, puis la relève, regarde Sophie bien en face, comme pour la provoquer.