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Le garçon lui apporte son café, pose à côté le ticket de caisse : un euro dix. Est-ce que j’ai de l’argent ? Elle a posé son sac à main devant elle, sur la table. Elle ne s’est même pas rendu compte qu’elle le portait.

Elle agit sans mémoire, automatiquement, l’esprit vide, sans se rendre compte de rien. C’est comme ça que tout s’est passé. C’est à cause de ça qu’elle s’est enfuie.

Se concentrer. Comment s’appelle cette putain de station ? Sa venue jusqu’ici, son sac, sa montre… Quelque chose agit en elle, comme si elle était deux. Je suis deux. L’une qui tremble de peur devant ce café qui refroidit et l’autre qui marchait, qui agrippait son sac, qui oubliait sa montre et qui rentre maintenant chez elle comme si de rien n’était.

Elle se prend la tête entre les mains et sent ses larmes couler. Le garçon la regarde, tout en essuyant ses verres d’un air faussement détaché. Je suis folle et ça se voit… Il faut partir. Se lever et partir.

Une brusque montée d’adrénaline l’envahit : si je suis folle, peut-être toutes ces images sont-elles fausses. Peut-être tout cela n’est-il qu’un cauchemar éveillé. Elle est passée de l’autre côté. C’est ça, un cauchemar, rien d’autre. Elle a rêvé de tuer cet enfant. Ce matin, elle prend peur et s’enfuit ? J’ai eu peur de mon propre rêve, voilà tout.

Bonne-Nouvelle ! Voilà, la station de métro, c’est Bonne-Nouvelle ! Non, il y en a une autre, juste avant. Mais cette fois, ça revient tout seul : Strasbourg-Saint-Denis.

Elle, sa station, c’est Bonne-Nouvelle. Elle en est certaine, elle la revoit très bien maintenant.

Le garçon la regarde bizarrement. Elle s’est mise à rire à haute voix. Elle pleure et tout à coup, elle rit aux éclats.

Tout ça est-il bien réel ? Il faudrait savoir. En avoir le cœur net. Téléphoner. On est quoi ? Vendredi… Léo n’est pas à l’école. Il est à la maison. Léo doit être à la maison.

Seul.

Je me suis enfuie et l’enfant est seul.

Il faut appeler.

Elle attrape son sac, l’ouvre comme si elle le déchirait. Elle fouille. Le numéro est en mémoire. Elle s’essuie les yeux pour voir défiler les numéros. Ça sonne. Une, deux, trois… Ça sonne et personne ne répond. Léo n’a pas d’école, il est seul dans l’appartement, ça sonne et personne ne décroche… La transpiration coule de nouveau, dans son dos, cette fois. « Merde, décroche ! » Elle continue de compter les sonneries, machinalement, quatre, cinq, six. Un déclic puis un vide et enfin une voix qu’elle n’attendait pas. C’est Léo qu’elle voulait et sa mère lui répond : « Bonjour, vous êtes bien chez Christine et Alain Gervais… » Cette voix calme et déterminée la glace jusqu’aux os. Qu’attend-elle pour raccrocher ? Chaque mot la plaque sur sa chaise. « Nous sommes absents pour le moment… » Sophie écrase la touche du téléphone.

C’est fou ce qu’il lui faut d’effort pour aligner deux idées élémentaires… Analyser. Comprendre. Léo sait parfaitement répondre au téléphone, c’est même une fête pour lui que de vous devancer, de décrocher, de répondre, de demander qui parle. Si Léo est là, il doit répondre, sinon, c’est qu’il n’est pas là, c’est tout simple.

Merde, où peut bien être ce petit con s’il n’est pas chez lui ! Il ne peut pas ouvrir la porte tout seul. Sa mère a fait monter un système de verrouillage au temps où il commençait à crapahuter un peu partout et où elle se méfiait de lui. Il ne répond pas, il ne peut pas être sorti : la quadrature du cercle, ce truc. Où est ce con de môme !

Réfléchir. Il est quoi, 11 h 30.

Sur la table, les objets épars échappés de son sac. Dans le lot, il y a même un tampon Nett. De quoi elle a l’air. Au comptoir, le garçon discute avec deux types. Des habitués sans doute. On doit parler d’elle. Regards croisés, vaguement fuyants. Elle ne peut pas rester là. Il faut partir. À la volée, elle attrape tout ce qui se trouve sur la table, le fourre dans son sac et se rue vers la sortie.

— Un dix !

Elle se retourne. Les trois hommes la regardent drôlement. Elle fouille dans son sac, extirpe à grand-peine deux pièces, les pose sur le comptoir et sort.

Il fait toujours beau. Elle enregistre machinalement les mouvements de la rue, les passants qui marchent, les voitures qui roulent, les motos qui démarrent. Marcher. Marcher et réfléchir. Cette fois, l’image de Léo lui apparaît de manière précise. Elle peut distinguer jusqu’au moindre détail. Ce n’est pas un rêve. L’enfant est mort et elle est en fuite.

La femme de ménage doit arriver à midi ! Aucune raison que quelqu’un entre dans l’appartement avant midi. Ensuite, le corps de l’enfant sera retrouvé.

Alors il faut partir. Être prudente. Le danger peut venir de n’importe où, n’importe quand. Ne pas rester en place, bouger, marcher. Ramasser ses affaires, fuir, vite, avant qu’on la retrouve. S’éloigner juste le temps de réfléchir. De comprendre. Quand elle sera au calme, elle pourra analyser. Elle reviendra avec toutes les explications, c’est ça. Mais maintenant, partir. Pour aller où ?

Elle s’arrête en pleine rue. La personne qui la suit se heurte à elle. Elle balbutie une excuse. Elle est debout au beau milieu du trottoir, regarde autour d’elle. Il y a beaucoup de mouvement sur le boulevard. Et un soleil terrible. La vie perd un peu de sa folie.

Voilà, le fleuriste, la boutique d’ameublement. Faire vite. Son regard accroche la pendule dans le magasin de meubles : 11 h 35. Elle s’engouffre dans le hall de l’immeuble, fouille, sort sa clé. Du courrier dans la boîte. Ne pas perdre de temps. Troisième étage. La clé à nouveau, celle du verrou, puis celle de la serrure. Ses mains tremblent, elle pose son sac au sol, elle doit s’y reprendre à deux fois, elle tente de respirer bien à fond, la seconde clé tourne enfin, la porte s’ouvre.

Elle reste sur le seuil, la porte grande ouverte : à aucun moment elle n’a pensé qu’elle pouvait avoir mal calculé. Qu’elle pouvait être attendue… Le silence règne sur le palier. La lumière familière de son appartement vient s’échouer à ses pieds. Elle reste là, figée, mais elle n’entend que ses propres battements de cœur. Soudain elle sursaute : une clé dans une porte. Sur le palier, à droite. La voisine. Sans même réfléchir, elle se précipite chez elle. La porte claque avant qu’elle ait pu la rattraper. Elle s’arrête dans son mouvement, elle écoute. Le vide, si souvent désespérant, est cette fois rassurant. Elle s’avance lentement dans la pièce vide. Un œil sur le réveil : 11 h 40. À peu près. Ce réveil n’a jamais été tout à fait exact. Mais dans quel sens ? Elle croit se souvenir qu’il avance. Mais pas sûr.

Tout se met en route en même temps. Dans la penderie, elle attrape sa valise, ouvre les tiroirs de la commode, enfourne des vêtements sans trier puis elle court à la salle de bains, rafle le dessus de la tablette et fait tomber le tout dans un sac. Un œil alentour. Les papiers ! Dans le secrétaire : passeport, argent. Combien y a-t-il ? Deux cents euros. Le carnet de chèques ! Où est ce putain de carnet de chèques ? Dans mon sac. Elle vérifie. Un œil à nouveau autour d’elle. Mon blouson. Mon sac. Les photos ! Elle revient sur ses pas, ouvre le premier tiroir de la commode, attrape l’album. Son regard croise, sur le dessus de la commode, le cadre avec la photo de son mariage. Elle saisit le tout, le jette dans la valise, la ferme.

Tendue, l’oreille collée contre la porte, elle écoute. Encore une fois, ses battements de cœur occupent tout l’espace. Elle pose les deux mains contre la porte, bien à plat. Se concentrer. Elle n’entend rien. Elle empoigne sa valise, ouvre la porte à la volée : personne sur le palier, elle tire la porte derrière elle, elle ne prend même pas la peine de fermer à clé. Elle descend l’escalier en courant. Un taxi passe. Elle l’arrête. Le type veut mettre le bagage dans le coffre. Pas le temps ! Elle l’enfourne sur le siège arrière, elle monte.