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Dès qu’elle a passé la porte, Sophie a pris peur instantanément. Pourtant, elle sait qui est Frantz. Mais le spectacle offert par sa cave… c’est comme rentrer dans son inconscient. Les murs sont intégralement recouverts de photographies. Les larmes montent instantanément. Un désespoir terrible la saisit lorsque son regard tombe sur les photos en gros plan et agrandies de Vincent, son beau visage si triste. Il y a là quatre ans de sa vie. Elle marchant (où était-ce ?), les grands clichés en couleur pris en Grèce et qui lui ont coûté son poste chez Percy’s dans des conditions si honteuses… Elle encore à la sortie d’un supermarché, c’est en 2001, ici la maison de l’Oise… Sophie se mord le poing. Elle voudrait hurler, elle voudrait faire exploser cette cave, cet immeuble, la terre entière. Elle se sent violée une fois de plus. Sur cette photo, Sophie est tenue par le vigile d’une supérette. Ici, elle entre dans un commissariat, plusieurs clichés la montrent en gros plan à l’époque où elle était jolie. La voici moche comme tout, c’est dans l’Oise, elle marche bras dessus bras dessous avec Valérie dans le jardin. Elle a déjà l’air triste. Voici… Voici Sophie tenant par la main le petit Léo, Sophie se met à pleurer, rien n’y fait, elle ne peut plus réfléchir, elle ne plus penser, elle ne peut que pleurer, sa tête dodeline de droite et de gauche sous l’effet de ce malheur irréparable qu’est sa vie, étalée là. Elle commence à geindre, des sanglots montent dans sa gorge, les larmes noient les photos et la cave et sa vie, Sophie tombe à genoux, elle lève les yeux vers les murs, son regard attrape ici Vincent couché sur elle, nu, la photo a été prise par la fenêtre de leur appartement, comment est-ce même possible, des gros plans d’objets à elle, portefeuille, sac, plaquette de pilules, elle de nouveau ici avec Laure Dufresne, là encore… Sophie gémit, elle plaque son front sur le sol et continue de pleurer, Frantz peut arriver maintenant, ça n’a plus d’importance, elle est prête à mourir.

Mais Sophie ne meurt pas. Elle relève enfin la tête. Une colère féroce, peu à peu, vient remplacer son désespoir. Elle se redresse, essuie ses joues, sa fureur est intacte. Frantz peut arriver maintenant, ça n’a plus d’importance, elle est prête à le tuer.

Sophie est partout sur les murs, à l’exception de la cloison de droite, qui ne comprend que trois clichés. Dix, vingt, trente fois peut-être les trois mêmes clichés, recadrés, colorisés, N & B, sépia, retravaillés, trois images de la même femme. Sarah Berg. C’est la première fois qu’elle la voit. La ressemblance avec Frantz est stupéfiante, les yeux, la bouche… Sur deux clichés elle est jeune, la trentaine sans doute. Jolie. Très jolie même. Sur la troisième image, ce doit être plus près de la fin. Elle est assise sur un banc, devant une pelouse où dégouline un saule pleureur, les yeux perdus. Visage mécanique.

Sophie se mouche, s’assied à la table, soulève le couvercle de l’ordinateur portable et appuie sur la touche de démarrage. Quelques secondes plus tard, la fenêtre du mot de passe clignote. Sophie regarde l’heure, elle se donne quarante-cinq minutes et commence par les évidences : sophie, sarah, maman, jonas, auverney, catherine…

Quarante-cinq minutes plus tard, il lui faut renoncer.

Elle rabat précautionneusement le couvercle et commence à fouiller les tiroirs. Elle trouve des tas d’objets à elle, les mêmes parfois que ceux qui figurent sur les photos punaisées au mur. Il lui reste quelques minutes sur le temps qu’elle s’est accordé. À l’instant de partir, elle ouvre un cahier à petits carreaux et commence à lire :

3 mai 2000

Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Elle s’appelle Sophie. Elle sortait de chez elle. Je n’ai guère distingué que sa silhouette. Visiblement, c’est une femme pressée. Elle est montée en voiture et elle a détalé aussitôt, au point que j’ai eu du mal à la suivre en moto.

CONFIDENTIEL

Dr Catherine Auverney

Clinique Armand-Brussières

à

Dr Sylvain Lesgle

Directeur de la clinique Armand-Brussières

16 novembre 1999

Bilan clinique

Patiente : Sarah Berg, née Weiss

Adresse : (voir dossier adm.)

Née le : le 22 juillet 1944 à Paris (XIe)

Profession : sans

Décédée : le 4 juin 1989 à Meudon (92)

Mme  Sarah Berg a été prise en charge pour la première fois en septembre 1982 (hôpital Pasteur). Le dossier ne nous a pas été communiqué. Par recoupements, nous savons que cette hospitalisation résultait d’une prescription de son médecin traitant sur la demande insistante de son époux, Jonas Berg, mais avec l’accord de la patiente. Elle ne semble pas avoir été prolongée au-delà du délai d’urgence.

Mme  Sarah Berg a été prise en charge une seconde fois en 1985 par le Dr Roudier (clinique du Parc). La patiente souffrait alors de symptômes dépressifs majeurs chroniques dont les premières manifestations étaient extrêmement anciennes et remontaient au milieu des années 1960. L’hospitalisation, consécutive à une TS aux barbituriques, s’est déroulée du 11 mars au 26 octobre.

J’ai personnellement pris en charge Sarah Berg en juin 1987, lors de sa troisième hospitalisation (achevée le 24 février 1988). J’apprendrai plus tard que la TS qui justifiait cette hospitalisation avait connu, au moins, deux précédents entre 1985 et 1987. Le modus operandi de ces TS, essentiellement médicamenteux, peut, à l’époque, être considéré comme stable. L’état de la patiente justifie alors un traitement massif, seul à même de lutter efficacement contre de nouveaux passages à l’acte suicidaires. Conséquence de ce traitement : il faudra attendre la fin juillet 1987 pour entrer réellement en contact avec la patiente.

Lorsque nous y parvenons, Sarah Berg, alors âgée de quarante-trois ans, se révèle une femme d’une intelligence vive et réactive, disposant d’un vocabulaire riche voire complexe et d’une indéniable capacité d’élaboration. Sa vie est évidemment marquée par la déportation de ses parents et leur disparition au camp de Dachau peu après sa naissance. Les premières manifestations dépressives à caractère délirant, sans doute très précoces, semblent articuler une forte culpabilité — courante dans ces configurations — à une puissante hémorragie narcissique. Lors de nos entretiens, Sarah ne cessera d’évoquer ses parents et posera fréquemment la question de la justification historique (sur le thème : pourquoi eux ?). Cette question masque évidemment une dimension psychiquement plus archaïque, liée à la perte d’amour de l’autre et à la perte d’estime de soi. Sarah, on doit le souligner, est un être extrêmement émouvant, parfois même désarmant dans la sincérité débordante avec laquelle elle accepte, jusqu’à l’excès, de se mettre en question. Souvent bouleversante lorsqu’elle évoque l’arrestation de ses parents, le refus du deuil — à peine retardé par une activité aussi débordante que secrète de recherche auprès des survivants… — , Sarah se révèle un être d’une sensibilité douloureuse, à la fois naïve et lucide. Le principe névrotique dans lequel s’insère son enfance articule la culpabilité de la survivante au sentiment d’indignité qu’on trouve chez bien des orphelins qui interprètent inconsciemment le « départ » de leurs parents comme la preuve qu’ils n’étaient pas des enfants intéressants.