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Nous mettrons en facteur commun à l’ensemble de cette analyse que des facteurs génétiques, échappant évidemment à nos investigations, ont pu participer à la maladie de Sarah Berg. Nos préconisations iraient bien sûr dans le sens d’une surveillance étroite de la descendance directe de cette patiente chez qui des symptômes dépressifs marqués par des fixations morbides et des manifestations obsessionnelles sont évidemment à redouter. […]

Frantz est rentré en plein milieu de la nuit. Sophie s’est réveillée en entendant la porte, elle a aussitôt replongé dans ce faux sommeil qu’elle maîtrise maintenant si bien. Au bruit de ses pas dans l’appartement, à la manière dont il a fermé la porte du réfrigérateur, elle a compris qu’il était très excité. Lui d’ordinaire si calme… Elle a deviné sa silhouette à la porte de la chambre. Puis il s’est approché du lit, s’est agenouillé. Il a caressé ses cheveux. Il semblait pensif. Au lieu de se coucher, malgré l’heure avancée de la nuit, il est retourné au salon, il a gagné la cuisine. Elle a cru percevoir des bruits de papier, comme s’il ouvrait une enveloppe. Puis plus rien. Il ne s’est pas recouché de la nuit. Elle l’a trouvé au matin, assis sur une chaise de cuisine, le regard perdu. Il ressemblait de nouveau terriblement à la photographie de Sarah, quoiqu’en plus désespéré. Comme s’il avait soudain vieilli de dix ans. Il s’est contenté de lever les yeux vers elle, comme s’il regardait à travers elle.

— Tu es malade ? a demandé Sophie.

Elle a serré son peignoir. Frantz n’a pas répondu. Ils sont restés un long moment ainsi. Étrangement, Sophie a eu l’impression que ce silence, si nouveau, si inattendu, était la première communication réelle entre eux depuis qu’ils se connaissaient. Elle n’aurait su dire à quoi cela tenait. Le jour entrait par la fenêtre de la cuisine et éclaboussait les pieds de Frantz.

— Tu es sorti ? a demandé Sophie.

Il a regardé ses pieds, tachés de boue, comme s’ils ne lui appartenaient pas.

— Oui… Enfin, non…

Décidément, quelque chose ne tournait pas rond. Sophie s’est avancée, s’est contrainte à passer sa main sur la nuque de Frantz. Ce contact l’a révulsée mais elle a tenu bon. Elle a fait chauffer de l’eau.

— Tu veux du thé ?

— Non… Enfin, oui…

Curieuse atmosphère. Il semblait qu’elle sortait de sa nuit et que lui y entrait.

Son visage est extrêmement blanc. Il dit simplement : « Je me sens patraque. » Depuis deux jours, il se nourrit très peu. Elle lui conseille les laitages : il mange trois yaourts qu’elle prépare avec soin, boit du thé. Puis il reste là, assis à la table, à regarder la toile cirée. Il rumine. À elle, ça lui fait peur, cet air sombre. Il reste ainsi un long moment perdu dans des pensées. Puis il commence à pleurer. Simplement. Son visage ne manifeste aucun chagrin, les larmes coulent et tombent sur la toile cirée. Depuis deux jours.

Il s’essuie les yeux maladroitement puis il dit : « Je suis malade. » Sa voix tremble, elle est faible.

— La grippe, peut-être…, répond Sophie.

Le genre de phrase idiote qui attribue les larmes à la grippe. Mais des pleurs chez lui, c’est si inattendu…

— Allonge-toi, se reprend-elle. Je vais te préparer une boisson chaude.

Il murmure quelque chose comme : « Oui, c’est bien… », mais elle n’est pas certaine. C’est étrange comme atmosphère. Il se lève, fait demi-tour, entre dans la chambre et s’allonge tout habillé. Elle lui prépare du thé. L’occasion idéale. Elle vérifie qu’il est toujours allongé puis elle ouvre le vide-ordures…

Elle ne sourit pas mais elle ressent un soulagement profond. La dynamique vient de se renverser. Le sort l’a aidée, c’est bien le moins qu’elle pouvait lui demander. À la première faiblesse, elle était décidée à prendre la main. À partir de maintenant, se promet-elle, elle ne le lâchera plus. Sauf mort.

Quand elle entre dans la chambre, il la regarde étrangement, comme s’il reconnaissait quelqu’un qu’il n’attendait pas, comme s’il allait lui dire quelque chose de grave. Mais rien. Il se tait. Il s’appuie sur son coude.

— Tu devrais te déshabiller…, dit-elle en prenant un air affairé.

Elle tasse les oreillers, tire les draps. Frantz se lève, se déshabille lentement. Il semble très abattu. Elle sourit : « Tu dors déjà, on dirait… » Avant de se coucher, il prend le bol qu’elle lui a préparé. « Ça va t’aider à dormir un peu… » Frantz commence à boire et dit : « Je sais… »

[…] Sarah Weiss épouse en 1964 Jonas Berg, né en 1933 et comme on voit, plus âgé qu’elle de onze ans. Ce choix confirme la recherche d’une parenté symbolique destinée, autant que faire se peut, à pallier l’absence de parenté directe. Jonas Berg est un homme très actif, imaginatif, c’est un immense travailleur et un homme d’affaires extrêmement intuitif. Saisissant l’opportunité économique offerte par les Trente Glorieuses, Jonas Berg crée, en 1959, la première chaîne de supérettes de France. Quinze ans plus tard, devenue enseigne franchisée, l’entreprise ne comptera pas moins de quatre cent trente magasins, assurant à la famille Berg une prospérité que la prudence de son fondateur permettra de maintenir lors de la crise économique des années 1970, voire d’intensifier par l’acquisition d’immeubles de rapport notamment. Son décès interviendra en 1999.

Jonas Berg, par sa solidité et les sentiments sincères qu’il lui voue, restera pour son épouse un inaliénable pivot de sécurité. Il semble que les premières années du couple aient été marquées par la montée, d’abord peu explicite puis plus sensible au fil du temps, des symptômes dépressifs de Sarah, qui basculent progressivement dans une dimension réellement mélancolique.

En février 1973, Sarah est enceinte pour la première fois. Le jeune couple accueille cet événement dans une allégresse totale. Si Jonas Berg rêve sans doute secrètement d’un fils, Sarah, elle, espère la survenue d’une fille (évidemment destinée à devenir « l’objet idéal de réparation » et le palliatif permettant d’endiguer la faille narcissique originelle). Cette hypothèse est confirmée par le bonheur exceptionnel du couple pendant les premiers mois de cette grossesse et la disparition presque complète des symptômes dépressifs de Sarah.