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Le second événement décisif de la vie de Sarah (après la disparition de ses parents) intervient en juin 1973, lorsqu’elle accouche prématurément d’une petite fille mort-née. La béance rouverte va provoquer chez elle des dégâts que sa seconde grossesse rendra irréparables. […]

Quand elle a été certaine qu’il dormait, Sophie est descendue à la cave ; elle en a remonté le cahier qui contient son journal. Elle allume une cigarette, pose le cahier sur la table de la cuisine et commence sa lecture. Dès les premiers mots, tout est là, bien en place, à peu près comme elle l’a imaginé. Page après page, sa haine se renforce, devient une boule dans son ventre. Les mots, dans le cahier de Frantz, font écho aux photographies dont il a tapissé les murs de sa cave. Après les portraits, voici défiler les noms : Vincent et Valérie d’abord… De temps à autre, Sophie lève les yeux vers la fenêtre, écrase sa cigarette, en rallume une autre. À cet instant, si Frantz venait à se lever, elle pourrait lui planter un couteau dans le ventre sans sourciller tant elle le hait. Elle pourrait le poignarder dans son sommeil, ce serait si facile. Mais c’est parce qu’elle le hait tant qu’elle n’en fait rien. Elle a plusieurs solutions. Et elle n’a pas encore fait son choix.

Sophie a tiré une couverture du placard et elle dort dans le canapé du salon.

Frantz émerge après une douzaine d’heures de sommeil, mais c’est comme s’il dormait encore. Sa démarche est lente, son visage est extrêmement pâle. Il regarde le canapé sur lequel Sophie a abandonné la couverture. Il ne dit rien. Il la regarde.

— Tu as faim ? demande-t-elle. Tu veux appeler un médecin ?

Il fait « non » de la tête mais elle ne sait pas s’il évoque la faim ou le médecin. Peut-être les deux.

— Si c’est la grippe, ça passera, dit-il d’une voix blanche.

Il s’effondre plus qu’il ne s’assoit, en face d’elle. Il pose ses mains devant lui, comme des objets.

— Il faut que tu prennes quelque chose, dit Sophie.

Frantz fait signe que c’est comme elle veut. Il dit : « C’est comme tu veux… »

Elle se lève, va à la cuisine, glisse un plat surgelé dans le micro-ondes et allume une nouvelle cigarette en attendant la sonnerie. Il ne fume pas et ordinairement la fumée le dérange, mais il est si faible qu’il ne semble même pas remarquer qu’elle fume, qu’elle écrase ses mégots dans les bols du petit déjeuner. Lui d’ordinaire si méticuleux.

Frantz tourne le dos à la cuisine. Lorsque le plat est chaud, elle en dispose la moitié dans une assiette. Le temps de vérifier que Frantz est toujours à sa place, elle mélange le somnifère à la sauce tomate.

Frantz goûte et lève les yeux vers elle. Le silence la met mal à l’aise.

— C’est bon, dit-il enfin.

Il goûte les lasagnes, attend quelques secondes, goûte la sauce.

— Il y a du pain ? demande-t-il.

Elle se lève de nouveau et lui apporte un sachet plastique contenant du pain industriel coupé en tranches. Il commence à saucer. Il mange le pain sans envie, mécaniquement, consciencieusement, jusqu’à la fin.

— Qu’est-ce que tu as, exactement ? demande Sophie. Tu as mal quelque part ?

Il désigne sa cage thoracique d’un geste flou. Ses yeux sont gonflés.

— Une boisson chaude te fera du bien…

Elle se lève, lui prépare du thé. Quand elle revient, elle constate qu’il a de nouveau les yeux mouillés. Il boit le thé très lentement, mais bientôt il abandonne, repose son bol et se déplie avec difficulté. Il passe aux toilettes puis il retourne s’allonger. Appuyée au chambranle de la porte, elle le regarde s’installer. Il peut être 15 heures.

— Je vais aller faire quelques courses…, risque-t-elle.

Jamais il ne la laisse sortir. Mais cette fois, Frantz rouvre les yeux, la fixe puis tout son corps semble envahi par la torpeur. Le temps pour Sophie de s’habiller, il a sombré dans le sommeil.

[…] Sarah est en effet enceinte une seconde fois dès février 1974. Dans la configuration profondément dépressive dans laquelle elle s’inscrit à cette époque, cette grossesse résonne évidemment puissamment sur le plan symbolique, la nouvelle conception ayant eu lieu quasiment un an jour pour jour après la précédente, Sarah est en proie à des craintes de caractère magique (« cet enfant qui vient a “tué” le précédent pour pouvoir exister ») puis à des angoisses auto-accusatrices (elle a tué sa fille comme elle a déjà tué sa mère) et enfin à des manifestations d’indignité (elle se vit comme une « mère impossible », certainement incapable de donner la vie).

Cette grossesse, qui sera à la fois un calvaire pour le couple et un martyre pour Sarah, est émaillée d’innombrables incidents dont la thérapie ne révélera sans doute que quelques aspects. Sarah tente, à plusieurs reprises et en cachette de son mari, de provoquer une fausse couche. On mesure l’impérieux besoin psychique d’avorter à la violence des méthodes auxquelles Sarah recourt à cette époque… Deux TS marquent également cette période, qui sont autant de manifestations de refus de grossesse de la part de la jeune femme qui vit de plus en plus l’enfant à naître — dont elle ne doute jamais qu’il sera un garçon — comme un intrus, un « étranger à elle » qu’elle revêt peu à peu d’un aspect ouvertement malfaisant, cruel, voire diabolique. Cette grossesse parvient miraculeusement à terme le 13 août 1974 par la naissance d’un garçon prénommé Frantz.

Objet symbolique de substitution, cet enfant va rapidement renvoyer le deuil parental au second plan et potentialiser, sur lui seul, toute l’agressivité de Sarah, dont les formes haineuses seront fréquentes et manifestes. La première de ces manifestations prendra la forme d’un mausolée que pendant les premiers mois de la vie de son fils, Sarah dressera à la mémoire de sa fille mort-née. Le caractère magique et occulte des « messes noires » auxquelles elle m’avouera se livrer en secret à cette période démontre, s’il en était besoin, l’aspect métaphorique de sa demande inconsciente : elle appelle, de son propre aveu, sa « fille morte qui est au ciel » à précipiter le fils vivant « dans les flammes de l’enfer ». […]

Sophie descend faire des courses pour la première fois depuis des semaines. Avant de partir, elle s’est regardée dans la glace et s’est trouvée d’une grande laideur, mais elle a trouvé du plaisir à marcher dans la rue. Elle se sent libre. Elle pourrait partir. C’est ce qu’elle fera quand tout sera en ordre, se dit-elle. Elle a remonté un sac de nourriture. De quoi tenir plusieurs jours. Mais elle sait intuitivement que ce ne sera pas nécessaire.

Il dort. Sophie s’est assise sur une chaise à côté du lit. Elle le regarde. Elle ne lit pas, ne parle pas, elle ne bouge pas. Situation inversée. Sophie n’y croit pas. Ce serait donc si simple ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi d’un seul coup Frantz est-il ainsi tombé à terre ? Il semble cassé. Il fait des rêves. Il s’agite, elle le regarde comme un insecte. Il pleure dans son sommeil. Elle le hait tant que parfois elle n’en ressent plus rien. Frantz devient alors comme une idée. Un concept. Elle va le tuer. Elle est en train de le tuer.

Exactement à l’instant où elle pense : « Je suis en train de le tuer », inexplicablement, Frantz ouvre les yeux. Comme sous l’effet d’un interrupteur. Il fixe Sophie. Comment peut-il se réveiller avec ce qu’elle lui a donné ? Elle a dû se tromper… Il tend la main et attrape son poignet, fermement. Elle recule sur sa chaise. Il la fixe et la tient, toujours sans un mot. Il dit : « Tu es là ? » Elle avale sa salive. « Oui », murmure-t-elle. Comme s’il avait simplement fait une parenthèse dans son rêve, Frantz referme les yeux. Il ne dort pas. Il pleure. Ses yeux restent clos mais les larmes coulent lentement jusque dans son cou. Sophie patiente un moment encore. Frantz se retourne rageusement du côté du mur. Ses épaules sont secouées de sanglots. Quelques minutes plus tard, sa respiration ralentit. Il commence à ronfler doucement.