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Frantz continue de dormir mais il semble entre deux eaux. Sur le sol du balcon, elle pose la grande cocotte en fonte et commence par faire brûler le journal, dont elle dépèce les pages par poignées. Puis c’est au tour des photos. Parfois le feu est si violent qu’elle doit se reculer et patienter avant de reprendre. Elle fume alors une cigarette pensivement en regardant les images se tordre dans les flammes.

À la fin, elle nettoie convenablement la cocotte et la remet en place. Elle prend une douche et commence à préparer son sac de voyage. Elle n’emportera pas grand-chose. Elle prend le minimum vital. Tout doit maintenant rester derrière elle.

[…] Prostration, fixité du regard, expression de tristesse, de crainte et parfois de terreur, élaboration laborieuse, fatalisme devant la mort, conviction de culpabilité, pensées magiques, demande de châtiment sont quelques-unes des figures du tableau clinique qu’offre Sarah en 1989 lorsqu’elle est de nouveau hospitalisée.

La confiance qui s’est installée entre Sarah et moi lors de son précédent séjour permet heureusement de réinstaurer un climat positif qui est mis à profit pour calmer, objectif primordial, les manifestations d’aversion, de dégoût, d’exécration qu’elle développe en secret à l’égard de son fils, manifestations d’autant plus épuisantes qu’elle est toujours parvenue à donner le change de façon victorieuse, du moins jusqu’à la TS qui la conduit de nouveau à être suivie. À cette époque, il y a plus de quinze ans qu’elle réprime, sous l’apparence d’une mère aimante, une détestation devenue viscérale et des envies de meurtre à l’égard de son fils. […]

Sophie a posé son sac près de la porte d’entrée. Comme après un séjour dans une chambre d’hôtel, elle fait le tour de l’appartement, rectifie ici, range là, tapote les coussins du canapé, repasse un coup d’éponge sur l’horrible toile cirée de la table, range les derniers restes de vaisselle. Puis elle ouvre le placard, en sort un carton qu’elle pose sur la table du salon. De son sac de voyage, elle extrait un flacon rempli de capsules bleu clair. Le carton ouvert, elle en sort la robe de mariée de Sarah, rejoint Frantz qui dort toujours profondément et entreprend de le déshabiller. La tâche est difficile, un corps lourd comme ça, c’est un peu comme un mort. Elle est obligée de le faire rouler plusieurs fois sur lui-même d’un côté puis de l’autre. Il est enfin nu comme un ver, elle soulève ses jambes une par une et les passe dans la robe, elle le tourne de nouveau et remonte la robe sur ses hanches. À partir de là, c’est plus difficile, le corps de Frantz est trop volumineux pour entrer jusqu’aux épaules.

— Pas grave, dit Sophie en souriant. Ne t’inquiète pas.

Il lui faudra près de vingt minutes pour parvenir à un résultat satisfaisant. Elle a dû démonter les coutures des deux côtés.

— Tu vois, murmure-t-elle, ce n’était pas la peine de s’inquiéter.

Elle se recule pour juger de l’effet. Frantz, recouvert plus qu’habillé de la robe de mariée défraîchie, est assis sur le lit, dos au mur, la tête basculée sur le côté, inconscient. Les poils de sa poitrine ressortent du décolleté rond. L’effet est saisissant et absolument pathétique.

Sophie allume une dernière cigarette et s’appuie au chambranle de la porte.

— Tu es très beau, comme ça, dit-elle en souriant. Pour un peu, je ferais des photos…

Mais il est temps d’en finir. Elle va chercher un verre et une bouteille d’eau minérale, sort les comprimés de barbiturique et, deux par deux, trois par trois parfois, elle les place dans la bouche de Frantz et le fait boire.

— Ça fait descendre…

Frantz tousse, régurgite parfois mais il finit toujours par avaler. Sophie lui donne douze fois la dose létale.

— Ça prend du temps, mais ça vaut la peine.

À la fin, il y a beaucoup d’eau dans le lit, mais Frantz a avalé tous les comprimés. Sophie recule. Elle regarde ce tableau et le trouve littéralement fellinien.

— Il manque une petite touche…

Dans son sac de voyage, elle va chercher un bâton de rouge à lèvres et revient.

— Ce n’est peut-être pas tout à fait la couleur assortie, mais bon…

Elle dessine avec application les lèvres de Frantz. Elle déborde largement en haut, en bas, sur les côtés. Elle se recule pour juger de l’effet : une tête de clown endormi dans une robe de mariée.

— C’est parfait.

Frantz grogne, tente d’ouvrir les yeux, y parvient douloureusement. Il veut articuler un mot mais renonce bien vite. Il commence à gesticuler nerveusement puis s’effondre.

Sans un regard, Sophie prend son sac de voyage et ouvre la porte de l’appartement.

[…] C’est précisément sur la personne de son fils que porte essentiellement le discours de Sarah au cours de la thérapie : le physique du jeune garçon, son esprit, ses manières, son vocabulaire, ses goûts… tout est support à la répulsion qu’elle ressent. Il devient alors nécessaire de préparer longuement les visites que son fils fait à l’établissement, grâce à l’aide compréhensive du père, très marqué par les épreuves des dernières années.

C’est d’ailleurs la venue de son fils qui constituera l’agent déclencheur de son suicide le 4 juin 1989. Au cours des jours précédents, elle fait part à plusieurs reprises de son désir de « ne plus être mise en présence de [son] fils ». Elle se déclare dans l’incapacité physique de poursuivre une seconde de plus cet effroyable jeu de dupe. Seule une séparation définitive, explique-t-elle, lui permettra peut-être de survivre. La pression involontaire de l’institution, la culpabilité, l’insistance de Jonas Berg conduisent Sarah à accepter tout de même cette visite mais, au cours d’un violent retournement de l’agressivité contre soi, alors que son fils vient de quitter sa chambre, Sarah revêt sa robe de mariée (hommage symbolique à son mari, dont le soutien ne lui aura jamais manqué) et se défenestre du cinquième étage.