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Musain lui adresse un bon sourire suffisant. Elle sent que la partie est maintenant mieux engagée.

— La question est aussi de savoir si nous disposons de cette somme en espèces…

Sophie sent descendre une suée blanche et froide.

— Mais je vais voir, a dit Musain.

Il a dit ça et il a disparu. Dans son bureau. Pour téléphoner ? Pourquoi a-t-il besoin d’entrer dans son bureau pour voir ce qu’il y a dans le coffre ?

Elle regarde, désemparée, la porte de l’agence, tous stores baissés, la porte du fond par laquelle les deux employés sont partis déjeuner et qui a fait un bruit métallique de porte blindée. Un nouveau silence s’installe, plus lent, plus menaçant que le précédent. Le type téléphone, c’est sûr. À qui ? Mais il revient déjà. Il s’approche d’elle, mais pas du côté du comptoir comme tout à l’heure, de son côté à elle, sourire engageant. Il est très près, vraiment très près.

— Je crois que nous allons pouvoir arranger ça, madame Duguet, lâche-t-il dans un souffle.

Elle se fend d’un sourire crispé. Le type ne bouge pas. Il sourit en la fixant bien en face. Elle non plus ne bouge pas, continue de sourire. C’est ça qu’il fallait. Sourire. Répondre à la demande. Le type se retourne et s’éloigne.

À nouveau seule. 12 h 06. Elle se précipite vers les stores, en soulève quelques lames. Son taxi attend toujours. Elle ne distingue pas le chauffeur. Il est là, voilà ce qu’elle note. Mais il va falloir faire vite. Très vite.

Elle a repris sa position de cliente accoudée au comptoir lorsque le type remonte de son antre. Il est resté du côté du comptoir et il a compté cinq mille six cents euros. Il prend la place de l’employée, tapote sur le clavier de l’ordinateur. L’imprimante reprend son travail, laborieusement. En attendant, Musain la regarde et sourit. Elle se sent toute nue. Elle signe enfin le reçu.

Musain n’a pas lésiné sur les recommandations. Après quoi, il a mis l’argent dans une enveloppe kraft et la lui a tendue d’un air satisfait.

— Une jeune femme, mince comme vous, dans la rue, avec une pareille somme, je ne devrais pas vous laisser faire… C’est très imprudent…

« Mince comme vous » ! Je rêve !

Elle prend l’enveloppe. C’est très épais. Elle ne sait pas comment s’y prendre, elle la fourre dans la poche intérieure de son blouson. Musain la regarde d’un air dubitatif.

— C’est le taxi, balbutie-t-elle. Il doit m’attendre dehors et s’inquiéter… Je rangerai tout ça plus tard…

— Bien sûr, dit le Musain.

Elle part.

— Attendez !

Elle se retourne, prête à tout, prête à le frapper, mais elle le voit qui sourit.

— Après la fermeture, il faut sortir par ici.

Il désigne une porte, derrière lui.

Elle le suit jusqu’au fond de l’agence. Un couloir très étroit et, tout au bout, la sortie. Il manipule les serrures, la porte blindée glisse sur elle-même mais ne s’ouvre pas entièrement. Le type est là, devant. Il prend presque toute la place.

— Eh bien, voilà…, dit-il.

— Je vous remercie…

Elle ne sait pas ce qu’elle doit faire. Le type reste là, à sourire.

— Et vous allez où…? Si ça n’est pas indiscret.

Vite trouver quelque chose, n’importe quoi. Elle sent bien qu’elle réfléchit trop longtemps, qu’elle devrait avoir une réponse toute prête, mais rien ne vient.

— Dans le Midi…

Son blouson n’est pas entièrement fermé. Quand elle a pris les billets, elle a remonté la fermeture Éclair à mi-chemin. Musain regarde son cou, il sourit toujours.

— Dans le Midi… C’est bien, le Midi…

Et à ce moment-là, il tend la main vers elle et repousse discrètement l’enveloppe qui contient les billets et dont le coin apparaît à l’échancrure du blouson. Sa main frôle ses seins un très court instant. Il n’a rien dit mais sa main ne revient pas tout de suite. Elle a besoin, vraiment besoin de le gifler mais quelque chose d’ultime, de terrible la retient. La peur. Elle pense même un très court instant que le type pourrait la tripoter là, comme ça, que, tétanisée, elle ne dirait rien. Elle a besoin de cet argent. Est-ce que ça se voit tant que ça ?

— Ouais, continue Musain, c’est vraiment pas mal, le Midi…

Sa main est de nouveau libre et il lisse doucement le revers de son blouson.

— Je suis pressée…

Elle a dit ça en s’esquivant sur la droite, du côté de la porte.

— Je comprends, dit Musain en s’écartant légèrement.

Elle se faufile vers la sortie.

— Alors, bon voyage, madame Duguet. Et… à bientôt ?

Il lui serre longuement la main.

— Merci.

Elle se précipite sur le trottoir.

Rançon de la peur d’être coincée là, de ne plus pouvoir sortir, d’être à la merci de ce crétin bancaire, une vague de haine l’envahit. Maintenant qu’elle est dehors, que tout est terminé, elle lui taperait bien la tête contre le mur, à ce type. Tandis qu’elle court vers le taxi, elle sent encore ses doigts la frôler et, presque physiquement, le soulagement qu’elle aurait à l’empoigner par les deux oreilles et à lui cogner le crâne contre le mur. Parce que c’est sa tête qui est insupportable, à ce con ! Tout ça a éveillé en elle une telle colère… Voilà, elle lui empoigne les oreilles et lui tape la tête contre le mur. Ça rebondit avec un bruit affreux, sourd et profond, le type la regarde comme si toute l’absurdité du monde l’avait envahi, mais à cette expression succède le rictus de la douleur, elle cogne la tête du type contre le mur, trois fois, quatre, cinq, dix fois, et le rictus fait progressivement place à une sorte de gel, d’immobilité, ses yeux vitreux regardent dans le vague. Elle s’arrête, soulagée, ses mains sont pleines du sang qui coule de ses oreilles. Il a des yeux de mort comme dans les films, fixes.

Le visage de Léo surgit alors devant elle, mais avec de vrais yeux de mort. Pas du tout comme dans les films.

Vertige.

5

— Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Elle lève les yeux. Elle est devant le taxi, figée.

— Ça va pas…? Vous n’allez pas vous trouver mal, au moins ?

Non, ça va aller, tu montes dans le taxi, Sophie, tu fous le camp. Il faut te calmer, tout va bien. C’est simplement de la fatigue, tout ça est une dure épreuve, c’est tout, ça va aller, concentre-toi.

Pendant le trajet, le chauffeur ne cesse de la dévisager dans son rétroviseur. Elle tente de se rassurer en regardant le paysage qu’elle connaît si bien, la République, les quais de Seine, le pont d’Austerlitz là-bas au fond. Elle commence à respirer. Son rythme cardiaque ralentit. Avant tout il faut se calmer, prendre de la distance, réfléchir.

Le taxi est arrivé gare de Lyon. Comme elle règle la course, debout devant la portière, le chauffeur la fixe à nouveau, inquiet, intrigué, apeuré, on ne sait pas, un peu de tout ça, soulagé aussi. Il empoche les billets et démarre. Elle attrape sa valise et se dirige vers le panneau des départs.

Envie de fumer. Elle fouille ses poches, fébrilement. Tellement envie, pas le temps de chercher. Au bureau de tabac, trois personnes devant elle. Elle commande enfin un paquet, non deux, la fille se retourne, prend deux paquets, les pose sur le comptoir.

— Non, trois…

— Finalement, c’est un, deux ou trois ?

— Une cartouche.

— C’est sûr ?