— Me faites pas chier ! Et un briquet.
— Lequel ?
— M’en fous, n’importe quoi !
Elle attrape nerveusement la cartouche, fouille ses poches, empoigne de l’argent, ses mains tremblent tellement que tout s’étale sur la pile de revues devant le comptoir. Elle regarde derrière elle et tout autour en ramassant ses billets de cinquante euros, elle en fourre dans toutes ses poches, vraiment ça ne va pas, ça ne va pas du tout, Sophie. Un couple la dévisage. Juste à côté, visiblement gêné, un gros mec fait semblant de regarder ailleurs.
Elle ressort du bureau de tabac sa cartouche de cigarettes dans une main. Son regard tombe sur le panneau imprimé en rouge conseillant aux voyageurs de se méfier des pickpockets… Quoi faire maintenant ? Elle hurlerait si elle pouvait, mais curieusement, elle ressent quelque chose qui est souvent revenu par la suite, quelque chose de très étrange, de presque rassurant, comme au cœur de ces grandes peurs enfantines où, du fond de l’angoisse, émerge la ténue mais absolue certitude que tout ce que l’on vit n’est pas si vrai que cela, qu’au-delà de la peur, il y a une protection, là, quelque part, que quelque chose d’inconnu nous protège… L’image de son père surgit un court instant puis disparaît.
Réflexe magique.
Sophie sait parfaitement, au fond d’elle, que c’est seulement un moyen très enfantin de se rassurer.
Trouver des toilettes, se recoiffer, se reconcentrer, ranger les billets proprement, décider d’une destination, d’un plan, voilà ce qu’il faut faire. Et allumer une cigarette, tout de suite.
Elle déchire le papier de la cartouche, trois paquets tombent par terre. Elle les ramasse, empile blouson et cartouche sur la valise, sauf un paquet qu’elle ouvre. Elle prend une cigarette, l’allume. Un nuage de bien-être envahit son ventre. Première seconde de bonheur depuis une éternité. Et puis, presque aussitôt, ça lui monte à la tête. Elle ferme les yeux pour reprendre ses esprits et quelques instants plus tard, ça va mieux. Voilà, deux ou trois minutes de cigarette, comme une paix retrouvée. Elle fume, les yeux fermés. À la fin de quoi, elle écrase sa cigarette, fourre la cartouche dans sa valise et se dirige vers le café qui fait face aux quais de départ.
Au-dessus d’elle, le Train bleu, avec son grand escalier tournant et, derrière les portes vitrées, les salons aux plafonds vertigineux, toutes ces tables blanches, ce brouhaha de brasserie, ses couverts en argent, les fresques pompier sur les murs. Vincent l’a emmenée là un soir, il y a si longtemps. Tout ça est si loin.
Elle a remarqué une table libre sur la terrasse couverte. Elle commande un café, demande les toilettes. Elle ne veut pas laisser sa valise là. Quant à l’emmener dans les toilettes… Elle regarde autour d’elle. À droite une femme, à gauche une autre femme. Les femmes, pour ça, c’est mieux. Celle de droite doit avoir à peu près son âge, elle feuillette un magazine en fumant une cigarette. Sophie choisit celle de gauche, plus âgée, plus dense, plus sûre d’elle ; elle fait un signe pour désigner sa valise mais son visage, en soi, est un message si fort qu’elle n’est pas certaine d’avoir été bien comprise. Pourtant, le regard de la femme semble dire : « Allez-y, je suis là. » Un vague sourire, le premier depuis des millénaires. Pour le sourire aussi, les femmes, c’est mieux. Elle ne touche pas à son café. Elle descend les marches, refuse de croiser son image dans les miroirs, entre directement dans une cabine, ferme la porte, descend son jean et sa culotte, s’assoit, pose ses coudes sur ses genoux et se met à pleurer.
Au sortir de la cabine, dans la glace, son visage. Dévasté. C’est fou ce qu’elle se sent vieille et usée. Elle se lave les mains, passe de l’eau sur son front. Quelle fatigue… Alors remonter, boire un café, fumer une cigarette et réfléchir. Ne plus s’affoler, agir maintenant avec prudence, bien analyser. Facile à dire.
Elle reprend l’escalier. Elle arrive sur la terrasse et tout de suite la catastrophe lui saute aux yeux. Sa valise a disparu, la femme aussi. Elle hurle : « Merde ! » et se met à taper rageusement du poing sur la table. La tasse de café tombe à la renverse, se brise, tous les regards se tournent vers elle. Elle se retourne vers l’autre femme, celle de la table de droite. Et instantanément, à presque rien, l’ombre d’un regard, Sophie comprend que cette fille a tout vu, qu’elle n’est pas intervenue, qu’elle n’a pas dit un mot, pas esquissé un geste, rien.
— Évidemment, vous n’avez rien vu…!
C’est une femme d’une trentaine d’années, grise des pieds à la tête, avec un visage triste. Sophie s’approche. Elle essuie ses larmes d’un revers de manche.
— T’as rien vu, hein, salope !
Et elle la gifle. Des cris, le garçon se précipite, la fille se tient la joue, se met à pleurer sans un mot. Tout le monde accourt, que se passe-t-il, voici Sophie dans l’œil du cyclone, beaucoup de monde, le garçon l’attrape par les deux bras et crie : « Vous vous calmez ou j’appelle les flics ! » D’un geste des épaules, elle se dégage et se met à courir, le garçon hurle, court après elle, la foule les suit, dix mètres, vingt mètres, elle ne sait plus où aller, la main du garçon tombe sur son épaule, impérative :
— Vous payez le café ! hurle-t-il.
Elle se retourne. Le type la regarde d’un air fébrile. Leurs regards se heurtent dans une guerre des volontés. Lui, c’est un homme. Sophie sent qu’il va y tenir, à cette victoire, il en est déjà rouge. Alors elle sort son enveloppe, dans laquelle il n’y a que des grosses coupures, ses cigarettes tombent, elle ramasse le tout, il y a maintenant tellement de monde autour d’eux, elle respire à fond, renifle, essuie à nouveau ses larmes d’un revers de main, prend un billet de cinquante, le fourre dans la main du garçon. Ils sont au milieu de la gare, un large cercle de badauds et de voyageurs interrompus par l’intérêt du fait divers. Le garçon plonge la main dans sa poche ventrale pour lui rendre la monnaie et Sophie sent, à la lenteur appliquée de ses gestes, qu’il est en train de vivre son heure de gloire. Il prend un temps infini, sans regarder autour, concentré, comme si le public n’existait pas et qu’il était là dans son rôle le plus naturel, celui de l’autorité calme. Sophie sent ses nerfs se tendre. Ses mains la démangent. Toute la gare semble s’être donné rendez-vous autour d’eux. Le garçon compte scrupuleusement, de deux à cinquante en posant chaque billet et chaque pièce dans sa main ouverte, tremblante. Sophie ne voit que le sommet de son crâne blanchâtre, les gouttelettes de sueur à la naissance des cheveux clairsemés. Envie de vomir.
Sophie prend sa monnaie, se retourne et traverse la foule des curieux, complètement égarée.
Elle marche. Elle a l’impression de tituber mais non, elle marche droit, simplement elle est si fatiguée. Une voix.
— On peut aider ?
Rauque, sourde.
Elle se retourne. Dieu quelle déprime. Le pochard qui est là, en face d’elle, c’est toute la misère du monde, le SDF majuscules.
— Non, ça va aller, merci…, lâche-t-elle.
Puis elle se remet en route.
— Parce qu’y faut pas s’gêner, hein ! On est tous dans la même ga…
— Barre-toi et me fais pas chier !
Le type bat en retraite immédiatement en grognant quelque chose qu’elle fait semblant de ne pas comprendre. Tu as peut-être tort, Sophie. Peut-être que c’est lui qui a raison, peut-être que tu en es là, malgré tes grands airs. SDF.
« Dans ta valise, il y avait quoi ? Des fringues, des conneries, le plus important, c’est l’argent. »
Elle fouille fébrilement ses poches et pousse un soupir de soulagement : ses papiers sont bien là, avec son argent. L’essentiel est préservé. Alors, encore une fois, réfléchir. Elle sort de la gare en plein soleil. Devant elle, la ligne des cafés, des brasseries, partout des voyageurs, des taxis, des voitures, des bus. Et juste là, un petit muret en béton qui matérialise la file d’attente des taxis. Quelques personnes sont assises, certaines lisent, un homme téléphone d’un air absorbé, son agenda sur les genoux. Elle s’avance, s’assoit à son tour, sort son paquet de cigarettes, et fume en fermant les yeux. Se concentrer. Brusquement, elle pense à son téléphone portable. Ils vont la mettre sur écoute. Ils vont voir qu’elle a tenté d’appeler chez les Gervais. Elle ouvre son appareil, elle en sort fébrilement la carte SIM et la jette dans la bouche d’égout. Même le téléphone, le jeter.