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Elle est venue à la gare de Lyon par réflexe. Pourquoi ? Pour aller où ? Mystère… Elle cherche. Et voilà, elle se souvient : Marseille, c’est ça, là où elle est allée avec Vincent, il y a si longtemps. Ils sont descendus en riant dans un hôtel très moche, près du Vieux-Port, parce qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre et qu’ils avaient terriblement envie de se fourrer entre les draps. Quand le type de l’accueil avait demandé leur nom, Vincent avait dit : « Stefan Zweig » parce que c’était leur auteur préféré à cette époque. Il avait fallu l’épeler. Le type leur avait demandé s’ils étaient polonais. Vincent avait répondu : « Autrichiens. D’origine… » Ils sont descendus une nuit sous un faux nom, incognito, c’est pour cela que… Et l’idée la frappe : son réflexe a été d’aller là où elle est déjà allée, Marseille ou ailleurs, peu importe, mais dans un lieu connu, même vaguement, parce que c’est rassurant et ça, c’est exactement ce qu’on va attendre d’elle. On va la chercher là où il est plausible qu’elle aille et c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. À partir de maintenant, il faut oublier tous tes repères, Sophie, c’est vital. Il faut imaginer. Faire des choses que tu n’as jamais faites, aller là où tu ne seras pas attendue. Soudain, l’idée de ne plus pouvoir se rendre chez son père la fait paniquer. Il y a près de six mois qu’elle n’est pas allée le voir et c’est maintenant une destination impossible. Sa maison doit être surveillée, son téléphone sur écoute lui aussi. La silhouette inaltérable du vieil homme est devant elle ; éternellement longiligne et solide, comme taillée dans le chêne, aussi vieux, aussi fort. Sophie avait choisi Vincent sur le même modèle : long, calme, serein. C’est ça qui va lui manquer. Lorsque tout s’est écroulé, qu’il n’est plus resté que les ruines de sa vie, après la mort de Vincent, son père a été la dernière chose à rester debout. Elle ne pourra plus aller le voir, ni parler avec lui. Tout à fait seule au monde, comme s’il était mort lui aussi. Elle ne parvient pas à imaginer à quoi pourra ressembler un monde où son père sera vivant, quelque part, mais où elle ne pourra plus lui parler ni l’entendre. Comme si elle-même était morte.

Cette perspective lui donne alors le vertige, comme si elle entrait, sans espoir de retour, dans un autre monde, hostile, un monde où rien ne serait connu, où tout serait risque, où toute spontanéité devrait être abandonnée : faire sans cesse du nouveau. Elle ne sera plus jamais en sécurité nulle part, il n’y aura pas un lieu où elle pourra donner son nom, Sophie n’est plus personne, juste une fugitive, quelqu’un qui est mort de peur, avec une vie d’animal, entièrement tournée vers la survie, le contraire même de la vie.

Un épuisement la saisit : tout cela vaut-il vraiment la peine ? Qu’est-ce que c’est que la vie, maintenant ? Bouger, ne pas rester en place… Tout cela est voué à l’échec, elle n’est pas de taille à lutter. Elle n’a pas l’âme d’une fugitive, elle n’est qu’une criminelle. Elle ne saura jamais. On va te retrouver si facilement… Un long soupir de rémission lui échappe : se rendre, aller à la police, dire ce qui est vrai, qu’elle ne se souvient de rien… que tout cela devait arriver un jour, qu’il y a en elle une telle rancune, une telle haine pour le monde… Il vaut mieux tout arrêter là. Elle ne veut pas de cette vie qui l’attend. Mais à quoi ressemblait donc sa vie, avant ? Il y a longtemps déjà qu’elle ne ressemblait plus à rien. Elle a maintenant le choix entre deux existences inutiles… Elle est si fatiguée… Elle se dit : « Il faut arrêter. » Et pour la première fois, cette solution lui semble concrète. « Je vais me rendre », et elle n’est même pas surprise d’employer une expression de meurtrière. Il n’a pas fallu deux ans pour qu’elle devienne folle, pas une nuit pour qu’elle redevienne une criminelle, pas deux heures pour devenir une femme traquée, avec son cortège de peurs, de suspicion, de ruses, d’angoisses, de tentatives d’organisation, d’anticipation et même, maintenant, son vocabulaire. C’est la seconde fois de sa vie qu’elle mesure à quel point une vie normale peut basculer, en une seconde, dans la folie, dans la mort. C’est fini. Tout doit se terminer là. Elle ressent un grand bien-être maintenant. Même la terreur d’être internée, qui l’a tant fait courir, s’estompe. L’hôpital psychiatrique maintenant n’est plus l’enfer mais une sorte de solution douce. Elle écrase sa cigarette, en allume une autre. Après celle-là, j’y vais. Une dernière cigarette et puis après, c’est dit, elle téléphone, elle fait le 17. C’est ça ? Le 17 ? Peu importe maintenant, elle parviendra bien à se faire comprendre, à expliquer. Tout vaut mieux que ces heures qu’elle vient de passer. Tout, plutôt que cette folie.

Elle souffle la fumée loin d’elle, en expirant très fort, et c’est exactement à ce moment qu’elle entend la voix de la femme.

6

— Je suis désolée…

La fille en gris est là, tenant nerveusement son petit sac à main. Elle esquisse ce qui chez elle doit ressembler à un sourire. Sophie n’est même pas surprise.

Elle la regarde un moment, puis :

— C’est rien, dit-elle, laissez tomber. Il y a des jours comme ça.

— Je suis désolée, répète la fille.

— Vous n’y pouvez rien, laissez tomber.

Mais la fille reste plantée là, comme une nouille. Sophie la regarde vraiment pour la première fois. Pas si laide, triste. La trentaine, un visage long, des traits fins, des yeux vifs.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Me rapporter ma valise ! Ça serait une bonne idée, ça, de me rapporter ma valise !

Sophie se lève et prend le bras de la fille.

— Je suis un peu remontée. Ne vous en faites pas. Il faut que je parte maintenant.

— Vous aviez des objets de valeur ?

Elle se retourne.

— Je veux dire… Dans la valise, vous aviez des objets de valeur ?

— Suffisamment pour avoir envie de les emmener.

— Qu’allez-vous faire ?

Bonne question. N’importe qui répondrait : je vais rentrer chez moi. Mais Sophie est sèche, rien à dire, nulle part où aller.

— Je vous offre un café ?

La jeune femme la regarde avec insistance. Ce n’est pas une proposition, ça ressemble à une supplique. Elle ne sait pas pourquoi, Sophie dit simplement :

— Au point où j’en suis…

Une brasserie en face de la gare.

Sans doute à cause du soleil, la fille s’est tout de suite dirigée vers la terrasse, mais Sophie veut être au fond. Elle a dit : « Pas en vitrine. » La fille lui a rendu son sourire.

On ne sait pas quoi se dire, on attend les cafés.

— Vous arrivez ou vous partez ?

— Hein ? Oh, j’arrive. De Lille.

— Par la gare de Lyon ?

C’est mal parti. Sophie a une brusque envie de planter la fille là, avec ses scrupules tardifs et son air de chien battu.

— J’ai changé de gare…

Elle improvise. Et elle enchaîne aussitôt :