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— C’est vraiment sympa de faire ça pour moi.

— Je t’en prie.

— Tu es un gentil frangin.

— Je sais.

— Rien ne t’obligeait… Tu n’avais pas prévu autre chose ?

— Non, rien.

— Même pas avec une petite amie ?

Il soupira.

— Même pas.

La pensée de ses aventures récentes l’accabla. Depuis le divorce, ça n’avait été qu’un long défilé, un cortège de désillusions. Des rencontres sur des sites Internet lamentables. Des femmes de son âge, mariées, divorcées, plus jeunes. Il s’était lancé dans ce ballet de rendez-vous avec entrain, bien décidé à s’amuser. Mais ces numéros d’acrobaties sexuelles le laissaient toujours le cœur lourd au moment de rejoindre son nouvel appartement, aussi vide que son lit. Rien n’y faisait, il aimait encore Astrid. Inutile de se voiler la face, il ne parvenait pas à l’oublier. Il avait l’impression qu’il en crevait.

Mélanie renchérissait :

— Tu as probablement mieux à faire que de te traîner ta pauvre sœur en week-end.

— Ne dis pas de bêtises, Mel. J’en ai envie. Ça me fait plaisir.

Elle avait jeté un regard sur un panneau.

— Ah, on roule vers l’ouest !

— Bien vu !

— À l’ouest, mais où ? demanda-t-elle sans prêter attention au ton tendrement ironique de son frère.

— Réfléchis.

— Hmm… en Normandie ? En Bretagne ? En Vendée ?

— Tu brûles.

Elle abandonna le jeu de devinettes, se laissant bercer par le CD des Beatles qu’Antoine venait de glisser dans le lecteur. Après quelques kilomètres supplémentaires, elle laissa échapper :

— Je sais ! Tu m’emmènes à Noirmoutier !

— Bingo !

Son visage se ferma, ses lèvres se crispèrent. Elle baissa la tête et fixa ses mains.

— Ça ne va pas ? dit-il, inquiet.

Il attendait un rire, un sourire, de l’enthousiasme, tout sauf ce visage figé.

— Je ne suis jamais retournée là-bas.

— Et alors ? Moi non plus !

— Ça fait…

Elle compta sur ses doigts fins.

— 1973, c’est ça ? Ça fait trente-quatre ans. Je ne me souviendrai probablement de rien. Je n’avais que six ans.

Antoine ralentit.

— Ça n’a pas d’importance. C’est juste histoire de fêter ton anniversaire. Comme pour tes six ans. C’était là-bas, tu te souviens ?

— Non, répondit-elle lentement, j’ai oublié tout ce qui concerne Noirmoutier.

Elle dut se rendre compte qu’elle se conduisait en enfant gâtée car elle posa immédiatement la main sur le bras de son frère.

— Oh, ça ne fait rien, Tonio. Ça me fait plaisir. Vraiment, je t’assure. Et puis, il fait si beau. C’est bon d’être avec toi, rien que nous deux, et de tout laisser derrière nous !

Par « tout », Antoine savait qu’elle voulait dire Olivier et leur rupture désastreuse. Et aussi la pression de son boulot d’éditrice dans une des plus grandes maisons d’édition parisiennes.

— J’ai réservé à l’hôtel Saint-Pierre. Ça, au moins, ça te dit quelque chose ?

— Oui ! s’écria-t-elle. Oui, bien sûr ! Cet hôtel charmant, noyé dans la verdure ! Avec grand-père et grand-mère… Oh ! mon Dieu, ça fait si longtemps.

Les Beatles chantaient. Mélanie fredonnait. Antoine se sentait soulagé, en paix. Elle était heureuse de la surprise qu’il lui faisait. Elle était heureuse de retourner là-bas. Mais un détail le taraudait. Un petit rien dont il ne s’était pas soucié quand il avait eu l’idée de ce voyage.

Noirmoutier 1973. Leur dernier été avec Clarisse.

Pourquoi Noirmoutier ? Il n’avait jamais été nostalgique, il n’était pas du genre à regarder en arrière. Mais depuis son divorce, Antoine avait changé. De plus en plus, il pensait au passé, davantage qu’au présent ou à l’avenir. Cette première année qu’il avait dû affronter seul, ces longs mois d’une solitude pesante avaient éveillé le désir de retrouver l’enfance et ses jolis souvenirs. Et ceux de l’île s’étaient imposés, timidement d’abord, puis plus puissamment à mesure que les images refaisaient surface, en vrac, comme des lettres qui s’amoncellent dans une boîte.

Ses grands-parents, majestueux aînés aux tempes d’ivoire. Blanche et son parasol, Robert et son étui à cigarettes en argent qu’il gardait toujours sur lui. Assis à l’ombre de la véranda de l’hôtel, buvant leur café. Antoine leur faisait signe depuis la pelouse. La sœur de son père, Solange, grassouillette, qui, sujette aux coups de soleil, lisait néanmoins à longueur de journée des magazines de mode dans une chaise longue. Mélanie, petite et maigrichonne, un chapeau mou encadrant ses joues. Clarisse offrant son visage en forme de cœur aux rayons du soleil. Leur père qui arrivait pour le week-end et sentait le cigare et la ville. La route pavée qui disparaissait à marée haute – ce qui le fascinait toujours. Le passage du Gois, qu’on ne pouvait emprunter qu’à marée basse. Seule voie d’accès à l’île, avant la construction du pont en 1971.

Il imaginait organiser quelque chose de spécial pour l’anniversaire de Mélanie depuis plusieurs mois. Il ne voulait pas d’une énième soirée avec les amis cachés dans la salle de bains, bouteilles de champagne en main, gloussant de la bonne surprise qu’ils lui réservaient. Non, il fallait du nouveau, de l’inédit. Quelque chose d’inoubliable, qui la sortirait de l’ornière où elle s’enlisait. Il parviendrait, malgré elle, à l’éloigner de ce boulot qui lui bouffait la vie, à la guérir de son obsession de l’âge et surtout de cette histoire avec Olivier dont elle ne se remettait pas.

Il n’avait jamais aimé Olivier. Snob. Prétentieux. Coincé. Cordon-bleu, préparant lui-même ses sushis. Spécialiste d’art asiatique. Fin connaisseur de Lully. Parlant quatre langues couramment. Dansant merveilleusement la valse. Le profil du type exaspérant. Avec ça, incapable de s’engager, même après six ans de vie commune. Olivier ne voulait pas s’installer, à quarante et un ans. Mais à peine s’étaient-ils séparés qu’il engrossait une manucure de vingt-cinq ans. Il était désormais l’heureux papa de jumeaux. Mélanie ne pouvait pas lui pardonner.

Pourquoi Noirmoutier ? Parce qu’ils y avaient passé des étés de rêve. Parce que Noirmoutier symbolisait l’enfance, ce temps de l’insouciance, ces grandes vacances que l’on croit éternelles. Rien n’était plus beau que la perspective d’un après-midi à la plage avec des copains. Où les bancs de l’école semblent à des siècles de distance. Pourquoi n’avait-il jamais emmené Astrid et les enfants là-bas ? Bien sûr, ces souvenirs, il les avait partagés avec eux. Mais Noirmoutier avait quelque chose de privé, d’intime, ce lieu incarnait leur passé, à lui et à Mélanie. Un passé pur et idyllique.

Il avait aussi envie de retrouver sa sœur. Elle et lui, personne d’autre. À Paris, les occasions de se voir étaient trop rares. Elle était toujours prise par des déjeuners ou des dîners avec des auteurs. Lui quittait souvent la capitale pour visiter un chantier, ou était retenu par un projet de dernière minute. Elle venait parfois prendre le brunch le dimanche matin quand les enfants étaient avec lui. Elle cuisinait les œufs brouillés les plus savoureux du monde. Oui, il ressentait le besoin d’être avec elle, seul à seul, en cette période délicate. Certes, ses amis comptaient. Ils lui apportaient joie et vitalité. Mais à présent, ce qui lui importait le plus, c’était Mélanie, sa présence, son soutien, et ce lien unique avec son passé.

Il avait oublié à quel point le trajet était long depuis Paris. Il revoyait les deux voitures. La poussive DS noire pour Robert, Blanche, Solange, Clarisse et Mélanie. La Triumph nerveuse pour leur père, son havane, et lui sur la banquette arrière, avec la nausée. Six ou sept heures de route, en comptant le déjeuner dans la petite auberge aux environs de Nantes. Grand-père choisissait de bonnes tables au service irréprochable.