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Et à présent ?

Je module un petit sifflement caractéristique, du coin de la bouche. Je suis le seul à réussir ce son. Même dans un vacarme, même couvert par un orchestre, il atteint les tympans auxquels je le destine. A preuve : l’émérite danseur de la panse ne s’y trompe pas. Il tressaille, tourne la tête dans ma direction. Je lui adresse un signe péremptoire afin qu’il me rejoigne après son numéro de quéquette tourbillonnante.

Lui, il ne s’étonne pas. Moi ou l’archange Gabriel qui l’interpelle, pour lui, c’est kif-kif.

Il conclut sa danse, se fait ovationner, le bras levé, la pine dodelinante, puis ramasse ses hardes posées sur une chaise et me rejoint, comme s’il entendait s’isoler pour se refringuer.

— Chope ce zig sur tes endosses et suis-moi ! lui enjoins-je, en lui prenant ses fringues pour faciliter sa liberté de manœuvre.

Il ne demande aucune explication. Nous caltons en direction de la porte de fer.

TERMINUS

J’ai beau rétrospectiver, sonder ma mémoire comme on sonde une vieille vessie déglinguée, je ne me rappelle pas que Sir Achille, notre vénéré Dirlo, soit jamais venu m’attendre à un aéroport. Et lui, il fait mieux : c’est à la passerelle du Boeinge qu’il se tient, Pépère, assis dans une Renault Espace, derrière le chauffeur. Sur le pare-brise du véhicule, un écriteau avec trois lettres rouge : « V.I.P. » (very important person).

Une hôtesse agreste (comme dit Béru, pour accorte) nous a priés de descendre les premiers et nous guide jusqu’à l’auto. Le Vieux est impressionnant : costume noir, chemise blanche, chapeau noir à bord roulé, gants gris ; il a une canne de bambou à embout de caoutchouc entre les jambes et tient ses deux mains superposées sur le pommeau. Jamais son regard ne fut plus glacial, ni son visage davantage marmoréen.

— M’sieur le direqueur ! s’exclame le Gros, c’est gentille d’viendre nous chercher !

Le mutisme rigoureux du Dabe lui répond, si je puis dire. Violette se dépose hardiment sur le siège voisin du sien. Je prends place avec Mathias sur la même ligne, de l’autre côté de l’étroite travée. Jérémie et Béru, en bons subalternes, s’installent derrière.

— Il en manque un ! grince l’Achille au pied léger. Il m’a été dit qu’il était parvenu à mettre hors d’état de nuire le trop fameux Carlos ?

Il aime les expressions badernes, Chilou : « mettre hors d’état de nuire », « attenter à ces jours » en font partie.

J’ouvre mon maigre sac de voyage et en sort un journal turc du jour, imprimé en anglais qu’on m’a proposé dans l’avion du retour.

— Je crois savoir que vous pratiquez couramment la langue de Shakespeare, monsieur le directeur ? ampoulé-je, pas être en reste de jactance mondaine.

A la une s’étalent deux photos : celle qui a été publiée dans l’édition de la veille et une seconde qui représente Simon Cuteplet, archimort. Le titre et l’article expliquent qu’il s’est produit une fâcheuse méprise, la photo d’hier avait été prise avant le passage du corps à l’institut médico-légal d’Istanbul. Là-bas, on a découvert que l’homme n’était pas « poilu » et qu’il portait des postiches. Dure a été la chute pour moi ! Ainsi, je m’étais berluré de première en croyant avoir la preuve que le mercenaire expédié par le Vieux avait eu raison du fameux terroriste. En réalité, c’est lui qui s’est fait repasser par « l’insaisissable ». Carlos l’a alors affublé de ses : perruque, fausse barbe, fausse moustache et s’est fondu dans la nature. Prima !

Pépère ligote tandis que la perfide Violette lui gouzille aimablement la prostate à travers son bénoche. La vie reprend, simple et tranquille. Pendant que le Dirluche lit le papier, Béru soupire :

— Hier soir, quel dommage que j’n’eusse pusse r’tourner à ma table après ma danse du vent’.

— Du bas-ventre ! rectifié-je. Qu’est-ce qui motive ce regret ?

— J’avais l’vé une poupée d’rêve, Grand. Dont j’l’ai connue au bistrot où j’sus z’été suvant ton conseil. Une très brune, av’c d’la moustache et des grains d’beauté gros comme des cafards plein l’portrait. Ell’ f’sait foraine, si tu voyes ce qu’j’veuille dire ? Mais attention : pas la foraine toute venante, genre marchande d’barbe à papa ou d’pommes camérilisées. La foraine d’l’élitre, quoi ! Celle qui tient la grand’ loterie où c’ qu’les lots sont tous des z’œuv’ d’art : tapis persans, tableaux de Van Gogues, porc’laines d’Limoges, et j’en passe des plus rutilants… N’en réalité, ell’n’était pas foraine, mais entre-traîneuse à la boîte que tu m’as rencontré. J’inaugurais bien d’la noye. J’l’avais fait palper Popaul sous la table et ell’ en bavait des ronds d’serviette, comme quoi, pas un Turc m’rivalisait. La pauv’ gosse, quand j’pense qu’la boutanche de roteux a été pour ses pinceaux !

Il soupire profond, sur l’air de « La valse des regrets ».

Le Vieux me rend le baveux d’un geste brusque.

— Décidément, c’est l’échec complet. Eh bien soit, j’aurai achevé ma carrière sur un énorme ratage. De la faute à qui ? A vous, San-Antonio ! A vous seul qui pourtant aviez à votre dévotion des collaborateurs exceptionnels.

Il se dégante pour glisser sa main sous la jupe de Violette.

— Très exceptionnels ! répète-t-il. Et puis voilà : à cause de votre incapacité, c’est fichu. Je rédigerai ma démission en arrivant au bureau. Ce sera le déshonneur. Je m’expatrierai. Dur sera l’exil… Monaco ou Lausanne ! Peut-être la Costa del Sol, parmi les truands londoniens. Quoique l’Andalousie est trop proche de l’Afrique du Nord. Un de ces jours « ils » vont redébarquer et, cette fois, vous pourrez toujours attendre Charles Martel ! Alors ce sera la Floride, tant pis. Peut-être même l’Uruguay : le quartier résidentiel de Valparaiso est charmant. J’aurai Jacques Médecin pour le bridge. Vous savez s’il pratique le bridge, Jacques Médecin ? Vous l’ignorez ? Vous ne savez rien, quoi ! C’est tout de même anormal d’avoir pour principal auxiliaire un flic qui ne sait rien !

Je sens atteint mon seuil de tolérance.

— Pourquoi la démission ? Et où est le déshon-neur ? Vous pouvez me le dire ? l’apostrophé-je avec humeur.

Surpris par ma rebuffade, il cille, puis rajuste son dentier en s’aidant de la langue et de l’auriculaire.

— Mon cher, riposte-t-il une fois opérationnel, deux grandes nations sur les fesses, c’est trop pour un fonctionnaire français, fût-il très haut placé et nanti d’appuis nombreux. J’ai contre moi l’Angleterre et le Japon ! C’est-à-dire la perfidie et la puissance industrielle. Le Foreign Office et Honda sont des adversaires trop forts pour moi.

— Pourquoi Honda ? demande Béru.

— C’est une image, rebuffe le Vioque.

— J’avais pas r’marqué, s’excuse le Placiderme.

— Alors ne vous mêlez pas de la conversation, Bérurier ; soyez con en silence, mon vieux, c’est la moindre des politesses !

— Bien, m’sieur le directeur. Moi, j’vais t’êt’ l’con qui s’tait ; à vous d’parler !

Le Vieux interpelle le conducteur, un agent de peau lisse (il a subi de graves brûlures consécutives à l’explosion de son briquet à gaz) :

— Duburne ! Arrêtez-vous dès que vous trouverez à stationner !

— Bien, monsieur le directeur ! Il y a précisément une station d’essence à moins de deux cents mètres.

— Elle fera l’affaire ! Voilà… Placez-vous à l’écart. Maintenant, allez pisser, mon vieux, et boire un café, s’ils en servent. Bérurier et le nègre vont vous tenir compagnie. Vous verrez : M. Blanc est très gentil ; il a de grandes dents mais ne mord pas. On vous fera signe quand vous pourrez revenir.