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Elle se rendit dans son bureau, sortit une chemise cartonnée d’un tiroir et en parcourut quelques pages au hasard. La sonnerie à la porte ne la prit pas au dépourvu. Elle rangea le rapport avant d’aller ouvrir. Sur le palier très large, les deux jeunes policiers la regardèrent avec une gêne qu’ils ne pensaient pas à dissimuler.

CHAPITRE XIX

Voilà: il avait dormi durant des années et des années, sans se rendre compte de rien, pas même de l’alternance des jours et des nuits, de la rotation appuyée de la terre et du retour inépuisable des saisons, il avait pataugé dans des ténèbres remplies de bruits et de rumeurs comme sous un seau renversé, de faux-semblants, et brusquement, il se retrouvait en plein soleil, les ombres s’étaient dissipées autour de lui, il était libre. Il en ressentait une espèce d’ivresse.

À l’ouverture, il s’était fait couper les cheveux presque à ras et en avait découvert une foison de gris fer. Ensuite, il avait acheté un blouson de cuir neuf d’une peau si fine qu’elle paraissait trop aisément chiffonnable, mais le patron l’avait rassuré, il s’agissait d’un vêtement d’une extrême solidité, qui durerait des années. Pendant qu’il y était, il avait changé de pantalon et de chemise. Il s’était rendu à la banque, le paquet de vieux vêtements sous le bras. Il avait retiré le contenu du coffre, ainsi que du liquide au guichet, trois ou quatre mille francs. À cette occasion, l’employé avait tenu à lui faire remarquer de nouvelles possibilités de placement, et il avait répondu de manière évasive, qu’il verrait peut-être un peu plus tard. Loué une 505 gris métallisé un peu plus loin, en utilisant son permis de conduire. Le chef de garage avait fixé le paquet de fringues, sans commentaire.

Il avait parcouru la ville, propre et limpide dans la tranquille clarté du matin, sans but défini, et elle n’avait plus rien de l’inextricable cloaque nocturne, elle respirait avec une certaine douceur et son pouls battait avec régularité. Elle vivait. Le spectacle des vivants l’avait toujours fasciné. Il ne se rassasiait pas de rues et de vitrines, du flux des passants affairés ou placides, du ballet des voitures. La circulation était le sang de la ville, il coulait au rythme de ses humeurs, pas encore épaissi, assombri, par la proximité du crépuscule, et ce sang charriait aussi la voiture et son conducteur détaché.

Bien sûr, il devinait qu’on le recherchait.

Lantier n’avait pas le moyen de faire autrement.

Il ne ressentait ni peur, ni haine, ni même un sentiment d’échec. Seulement de l’étrangeté pour le .38 Bulldog qu’il portait encore, qu’il avait chargé de ses propres mains, longtemps auparavant. Il savait qu’il avait échoué. Il avait aussi choisi une bien longue bande, et certainement pas la solution la plus simple. Un cornet voilé sinuait au loin, esquissait une mélodie… que reste-t-il / De nos amours? Que reste-t-il / De ces beaux jours? Tendre et désuète, un peu narquoise. Il n’avait pas terminé sa tâche. Il savait qu’il ne la terminerait pas.

Peut-être à cause du souvenir de la mélodie, il passa deux fois devant l’immeuble de Pastor et ne tarda pas à remarquer la présence d’une voiture blanche et d’un sous-marin. Lantier y avait pensé, certainement dès qu’il avait relâché Tora, ou juste après la fusillade.

Alors Katz décrocha en direction de la province.

CHAPITRE XX

Un chauffeur de la société avait emmené Pastor au bureau. Il s’était réuni une heure avec quelques collaborateurs, et personne n’avait fait allusion à Malek. Il avait simplement cessé de faire partie du personnel. Pastor se trouvait seul, à présent. Il alla s’asseoir sur le divan d’angle devant lequel trônait une vaste table basse et sombre, couverte de revues techniques et des quotidiens du matin.

Il n’attendait pas.

Lorsque le téléphone grésilla, il se pencha à peine:

— Faites entrer…

Serrano entra, en complet crème et chemise sombre, avec des mocassins de cuir tressé et un carton à chapeau sous le bras. Alors seulement, Pastor se leva et alla à sa rencontre. Ils se serrèrent la main.

— Qu’est-ce que tu apportes, plaisanta Pastor, la tête de mon ennemi?

— Non. (Serrano sourit largement.) Il faudrait plus que ça…

Ils s’assirent et Serrano posa le carton à ses pieds.

Tous deux allumèrent une cigarette.

— Je suis entre deux avions, Tony… Je n’ai pas beaucoup de temps…

Pastor acquiesça en silence.

Serrano regarda le bureau, détailla les meubles.

Puis il dit, lentement:

— Tout est réglé. Les choses sont rentrées dans l’ordre… Rien n’est pire que le désordre, Tony. (Il haussa les épaules, comme pour chasser une pensée importune.) Au début, nous avons pensé que tu pouvais y être pour quelque chose. C’était… une hypothèse de travail.

— Évidemment, murmura Pastor.

— Tu sais ce que c’est: on met tout sur la table et après on trie.

— Vous avez trié…

— Oui. Ton jeune ami avait été bien imprudent, Tony. Ne prends pas ça pour un reproche, prévint Serrano. Je te dis comment nous avons pensé. C’était une possibilité parmi d’autres. (Serrano haussa les épaules, de manière fataliste.) Il va falloir reprendre pas mal de choses en main. Je sais que tu es très occupé par tes affaires, mais…

— Oui, coupa Pastor. (Son visage était indéchiffrable derrière la fumée de la cigarette.) Je comprends…

— Tu as besoin d’amis, du côté de la Grosse Pomme.

— On n’a jamais trop d’amis, sourit Pastor.

Serrano abattit la paume sur son genou.

— Je suis content que tu le prennes comme ça, Tony. (Il se pencha, saisit le paquet et le tendit. Pastor l’ouvrit, et sous le papier de soie, le masque le dévisageait, de manière impénétrable. Un regard millénaire.) Je suis content de pouvoir te compter parmi mes amis.

Pastor posa le carton sur une pile de revues. Serrano s’était déjà levé.

Il se dirigeait vers la porte, se retourna, et déclara à mi-voix:

— Non temere, Tony…

Pastor secoua pensivement la tête. Contempla longuement la porte refermée en silence. Puis il écrasa sa cigarette et commanda du café. Lorsqu’on le lui apporta, il contemplait la rue à travers les voilages. La rue où une Pontiac sombre se glissait à présent dans la circulation. Il remua vaguement les épaules. Il avait joué, perdu et gagné. Serrano lui avait apporté un gage de paix.

Un gage macabre, fait de pièces de jade, précisément imbriquées.

Avec une vertigineuse lucidité, presque insoutenable, Pastor se demanda qui lui succéderait, lorsque Serrano ou un autre lui apporterait autre chose que ce genre d’objet, et ce qu’on lui apporterait au successeur.

À son tour, Antoine Pastor avait passé la ligne de crête, pas plus large que le fil d’une lame d’obsidienne, pas moins tranchante.

Il éclata d’un rire glacial, presque aussitôt étouffé entre ses dents serrées et gagna son bureau en quelques pas.

On y avait déposé un plateau, avec un pichet de café noir et une tasse de porcelaine blanche. Rien d’autre.

Il s’assit dans son fauteuil. Le fit grincer pensivement.

C’est lorsqu’on a atteint le sommet qu’il n’y a plus qu’à commencer à se préparer, soit pour y bivouaquer, soit pour en redescendre.

Il se versa du café.

Des téléphones sonnaient dans les bureaux alentour, on s’y affairait. Dans d’autres bureaux, ailleurs, on faisait de même, dans toute la partie du monde au soleil et probablement aussi dans l’autre. Pastor but quelques gorgées de café. Elles lui semblèrent particulièrement amères.