Cette requête inattendue parut embarrasser Biassou; il se pencha vers Rigaud, et le chef du rassemblement des Cayes lui dit en français:
– On ne peut le satisfaire, tâchez d'éluder sa demande.
– Te donner de l'avancement? dit alors Biassou au bon noir; je ne demande pas mieux, Quel grade désires-tu?
– Je voudrais être official [47].
– Officier! reprit le généralissime, eh bien! quels sont tes titres pour obtenir l'épaulette?
– C'est moi, répondit le noir avec emphase, qui ai mis le feu à l'habitation Lagoscette, dès les premiers jours d'août. C'est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, et porté la tête de son raffineur au bout d'une pique. J'ai égorgé dix femmes blanches et sept petits enfants; l'un d'entre eux a même servi d'enseigne aux braves noirs de Boukmann. Plus tard, j'ai brûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet, que j'avais fermée à double tour avant de l'incendier. Mon père a été roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j'ai failli moi-même être fusillé. J'ai brûlé trois plantations de café, six plantations d'indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre; j'ai tué mon maître M. Noë et sa mère…
– Épargne-nous tes états de service, dit Rigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, mais qui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme du brigandage.
– Je pourrais en citer encore bien d'autres, repartit le nègre avec orgueil; mais vous trouvez sans doute que cela suffit pour mériter le grade d'official, et pour porter une épaulette d'or sur ma veste, comme nos camarades que voilà.
Il montrait les aides de camp et l'état-major de Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis il adressa gravement ces paroles au nègre:
– Je serais charmé de t'accorder un grade; je suis satisfait de tes services; mais il faut encore autre chose. – Sais-tu le latin?
Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, et dit:
– Plaît-il, mon général?
– Eh bien oui, reprit vivement Biassou, sais-tu le latin?
– Le… latin?…, répéta le noir stupéfait.
– Oui, oui, oui, le latin! sais-tu le latin? poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard sur lequel était écrit le verset du psaume: In exitu Israël de Aegypto, il ajouta: – Explique-nous ce que veulent dire ces mots.
Le noir, au comble de la surprise, restait immobile et muet, et froissait machinalement le pagne de son caleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général au drapeau, et du drapeau au général.
– Allons, répondras-tu? dit Biassou avec impatience.
Le noir, après s'être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés:
– Je ne sais pas ce que veut dire le général.
Le visage de Biassou prit une subite expression de tolère et d'indignation.
– Comment! misérable drôle! s'écria-t-il, comment! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin!
– Mais, notre général…, balbutia le nègre, confus et tremblant.
– Tais-toi! reprit Biassou, dont l'emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je ne te fasse fusiller sur l'heure pour ta présomption. Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur te drapeau, je vais te l'expliquer. In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Aegypto, ne peut être nommé officier. – N'est-ce point cela, monsieur le chapelain?
Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua:
– Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l'armée, et dont tu es jaloux, sait le latin.
Il se tourna vers le nouveau bourreau.
– N'est-il pas vrai, l'ami? Prouvez à te butor que vous en savez plus que lui. Que signifie Dominus vobiscum?
Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu'il venait de commettre, la terreur le décida à l'obéissance. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d'épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l'explication enfantine.
– Dominus vobiscum… cela veut dire: Que le Seigneur soit avec vous!
– Et cum spiritu tuo! ajouta solennellement le mystérieux obi.