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— Il y avait parmi eux un responsable, un type que Bachir connaissait. C’est toujours ainsi que ça se passe.

On désigne un mec pour qu’il collecte le fric et le remette au loueur. Bachir ne devait connaître que celui-là. Si nous avions le nom, nous pourrions faire des recherches maintenant que tous les travailleurs clandestins ont pu se faire immatriculer. J’ai des relations à la police, à la préfecture. Seulement, il me faudrait un nom, un seul.

— Tu n’as qu’à retourner chez Bachir demain, dit-elle.

Tiens, j’ai encore la carte routière. Il faut que je la rende au neveu du patron, d’ailleurs.

Il prit quelques notes sur son calepin, tandis qu’elle rapportait la carte et réglait les consommations. Il y avait encore un fouillis de billets dans son sac, mais en couche mince. Finies les liasses qui formaient strates du début de la semaine, quand Bossi lui avait garni sa besace. Le fric avait filé à une allure record. Il lui faudrait bien retourner voir le gros gluant pour plaider sa cause. Elle avait eu des frais pour obtenir tous ces renseignements. Tout de même, elle avait bien défriché le terrain, elle pouvait pondre un rapport sur le Bunker, sur chaque habitant, aligner des questions troublantes sur les Sanchez. Si vraiment les promoteurs subventionnaient son enquête, il pourrait aligner d’autres liasses. Comment s’arrangeait-elle pour gaspiller autant de fric en si peu de temps ? Pas possible, Manuel récupérait d’une main, mais oui, sa petite quote-part. Doué pour finir gigolo, le petit ex-journaliste. Elle allait le surveiller de près désormais et ne pas confondre amourette et entourloupette.

— On rentre, proposa-t-il. Je voudrais qu’on fasse un peu le point sur tout ce que tu as glané dans la journée.

Tu as quelque chose à bouffer ?

— Les canapés d’hier au soir.

Il fit la grimace pensant qu’ils allaient être rassis, mais se leva pour la suivre. Roques terminait son samedi derrière une montagne de cageots vides.

— Autant qu’ils sachent tous que je suis chez toi. À moins que ça te gêne ?

Elle ne répondit pas, ouvrit la porte. Elle aurait aimé être attendue par une bonne bouteille de cognac. Il ne restait que du porto, du pastis et du Champagne. Du whisky aussi et à la rigueur ça pouvait tenir lieu.

— Arbas il a essayé de te sauter ? Demanda-t-il la porte refermée. Sa bonne femme est chouette, mais difficile de l’imaginer en train de faire l’amour.

— Pas la même chose pour moi, hein ?

Il ne répondit pas, alla ouvrir le frigo et sortit les assiettes de canapés.

— Tes parents t’ont rationné à midi ?

— Non, mais j’ai toujours faim. Ce Bunker me flanque une angoisse telle que je n’ai trouvé que ça pour lutter contre.

Elle se versa un William Lawson’s bien tassé sur ses glaçons, mais ça ne valait pas un cognac. Est-ce qu’il allait la laisser picoler tranquillement ou vouloir passer au lit sans attendre ? Elle préférait qu’il choisisse lui, craignant pour sa part de faire le mauvais choix.

CHAPITRE XXXII

Un dimanche comme elle n’en avait pas connu depuis des années, fait de pas grand-chose, mais comme d’ordinaire c’était un jour encore plus creux, encore plus désespérant, celui-là elle le trouvait riche. Elle n’aurait jamais cru Manuel capable de farniente, d’un long bain à deux, de phrases bêtes, de petits rires sans raison. Elle en avait même oublié le manque de cognac dans cet appartement pour accepter les petites bouffes sur le coin de la table, les verres d’un vin quelconque, la cigarette qui passe d’une bouche à l’autre avant que ces mêmes bouches ne se retrouvent soudain. Elle avait l’impression d’avoir dénudé un autre Manuel bien caché sous son uniforme de jeune décontracté, de cynique à tout prix. Elle avait trouvé un corps tendre et dur à la fois, mais aussi une certaine tendresse maladroite, une complicité tacite. Et ils avaient si peu parlé des Sanchez, des Bachir et autre Pierre Arbas qu’ils avaient fini par oublier qu’ils occupaient un appartement du Bunker. Et puis la nuit précoce de décembre était arrivée avec sa perfide poisse, avec la mélancolie qui formait la véritable peau d’un dimanche pour Alice. Une peau en chair de poule parfois parce que le lundi menaçait. La pensée qu’il lui faudrait affronter Bossi, le chef de ce service social de la mairie, la détacha sournoisement de ce bonheur tranquille. Elle commença par un whisky en douce dans le dos de Manuel, puis un autre et il se rendit compte qu’elle perdait de sa sérénité, devenait trop bavarde, bientôt hâbleuse. Pierre Arbas surgissait comme la bête noire dans ses propos véhéments et Manuel comprit en vérifiant le niveau du flacon.

— Tu as failli tenir vingt-quatre heures, dit-il simplement et c’était peut-être un compliment, mais elle le prit comme un désaveu, commença par le narguer en se servant un grand verre sur glaçons.

— Peut-être que tu me lasses à la fin, fit-elle. Tu m’amuses un peu, mais toi aussi tu ne tiens pas la distance. Un type, pour vivre avec faudrait qu’il soit vraiment quelqu’un.

Il la contemplait en silence et elle comprit qu’il n’entrerait pas dans le jeu, refuserait la scène. Elle le méprisait et doutait à nouveau. Il lui piquait son fric, vivait à ses crochets, n’en avait qu’au trésor des Sanchez.

Le reste, c’était de la frime. Jamais il n’avait pensé faire une enquête journalistique ou écrire un bouquin.

— Tu as vu la belle occase, avec moi, de t’introduire dans la maison. Mais si tu crois que les autres te laisseront mettre la main sur ce paquet de fric…

Elle allait et venait entre la cuisine et le living, regardait la télé qui fonctionnait, sans même voir les images.

Il n’y avait que ce gros œil qui palpitait en nuances souvent mauves et rien d’autre. Dire qu’il y avait des gens, des familles entières pour s’attrouper devant cet abreuvoir à merde et pomper avec des yeux pédoncules.

Même pas une semaine et je dois retourner voir cette grosse motte de beurre. M’humilier jusqu’à la douleur et supporter son odeur.

Mais le lendemain, lundi, elle avait oublié la fin sordide de ce dimanche pour ne se souvenir que du reste et elle se sentit plus forte pour filer vers la mairie toute proche.

— M. Bossi… Il ne viendra pas… Congé de maladie…

Accident… Hôpital Brunet…

Elle y courut et se cramponna des heures, assise à guetter un signe, l’estomac retourné avec un goût de bile dans la bouche. Bossi pouvait lui signer un bon pour aller toucher du fric. Il devrait bien écouter ses paroles.

Qu’est-ce qu’il foutait dans cet hôpital, quel accident ?

— Vous êtes Alice Soult ? lui demanda une femme sèche en tailleur gris d’un autre âge. Je suis la sœur de M. Bossi. Que lui voulez-vous ?

— Je ne peux le dire qu’à lui.

— Bon, alors venez.

Le gros mou débordait du petit lit d’hôpital et le drap était comme le prolongement de ses replis d’obésité. Il avait le crâne bandé, le bras en écharpe et un œil fermé, peut-être le nez cassé à cause de cette respiration sifflante.

— Ne parlez pas, fit-il à mi-voix, mais toute la fureur du monde s’y concentrait. Écoutez-moi bien, espèce de putain à la manque. Il n’y a jamais rien eu entre nous, pas de promesse, pas de contrat et c’est pas demain que la ville embauchera une pocharde qui fait des passes occasionnelles. N’essayez pas de répandre que je vous avais embauchée pour aller fouiller quelque part dans le centre-ville.

Elle s’attendait à une telle violence sourde, dans le fond, et comprenait que l’accident n’était pas dû au hasard, que le gros mou connaissait désormais la trouille et que la trouille seule le rendait encore plus venimeux.