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— Disparaissez et si par folie vous vous amusiez à vous pointer une nouvelle fois dans mon bureau ou même ici, je vous fais embarquer par les flics comme prostituée notoire.

— Monsieur Bossi, je peux prouver, presque, que les Sanchez ne se sont pas suicidés mais ont été assassinés et…

Il collait ses mains en forme de coussinets sur ses oreilles pour ne pas entendre, mais Alice n’avait pas besoin de cognac pour se montrer prolixe.

— Ils voulaient partir en Espagne, s’évader du Bunker où les autres ont imposé une sorte de dictature interne, monsieur Bossi. Il faut y habiter pour le croire. Ils sont prêts à tout pour rester en place et on ne comprend pas encore très bien pourquoi. Je suis sûre que vous leur offririez un appartement de haut standing dans un quartier résidentiel à la place de leur trou à rats qu’ils refuseraient.

Ils ont des armes, monsieur Bossi, des munitions, des provisions, de quoi s’éclairer, se chauffer, boire. S’ils le veulent, ils tiendront des mois et supporteront un blocus féroce. Voilà ce que j’ai découvert, monsieur Bossi, et c’était tout à fait conforme à ce que vous m’aviez demandé de faire. J’ai réussi à pénétrer chez eux, à les faire parler séparément. J’ai même recherché un certain Bachir qui louait l’appartement du second. Cet appartement n’y existe plus, monsieur Bossi. Ils se le sont partagé équitablement et ils l’ont rayé des plans, comme de grandes puissances qui se partagent un petit pays le rayent de la carte mondiale. C’est tout de même étrange.

On dirait des phagocytes qui dévorent des microbes, des molécules vivantes. Ils sont de la même race, ont la même voracité. Je me demande où ça va finir, monsieur Bossi.

Lorsqu’ils auront digéré cet appartement, puis celui des Sanchez, ils se rendront compte qu’il ne leur reste que celui du voisin et peut-être que commencera une lutte à mort. Mais les Sanchez ne se sont pas suicidés à cause de la menace d’expropriation. Il y a autre chose, monsieur Bossi, et si vous m’accordez du temps et de l’argent je découvrirai la véritable raison.

— Foutez le camp ! hurla Bossi. Qu’on la foute dehors, nom de Dieu !

CHAPITRE XXXIII

Léonie Caducci venait de sortir et Manuel savait qu’il ne retrouverait pas de sitôt une occasion pareille de visiter une seconde fois le labyrinthe. Il voulait vérifier de près certains détails, n’osait vraiment pas croire à une telle monstruosité. Le soir de la réception d’Alice, il s’était trop attardé chez les Arbas. Il avait cru pouvoir fracturer ses classeurs et avait perdu du temps alors que c’était peut-être au troisième à gauche, chez les Caducci, que se cachait le pire.

Il sortit le couteau de cuisine qu’il avait longuement affûté et l’enveloppa dans un journal. Il avait fait ses comptes et ne pensait pas être dérangé ou surpris d’ici une heure. Serge Larovitz, le V.R.P., avait quitté sa femme très tôt. Magali Arbas, encombrée des gosses du dessous, était également partie, ainsi que Mme Roques.

Lui n’ouvrait jamais le lundi et devait faire ses comptes.

Maintenant que Léonie venait de filer il n’avait plus une seconde à perdre.

Il ouvrit la porte avec des précautions infinies, grimpa l’escalier contre le mur pour éviter tout bruit. Il avait un double de la clé des Caducci et referma derrière lui très vite, attendit.

— Vous êtes là ? Demanda-t-il.

Simple précaution. Il jeta un regard à l’atelier et vit que le dingue avait préparé du travail. Sur une planche large posée sur trois tréteaux il commençait d’encoller des journaux. L’ensemble serait long de plus de deux mètres et formerait un bloc important. Une poutre transversale ? Une colonne pour une sorte de péristyle ? Pour l’instant, il n’y avait qu’une base épaisse de vingt centimètres qui séchait.

Sans attendre il s’enfonça dans le labyrinthe en essayant d’éviter de s’égarer ou de tomber dans un piège.

Vendredi soir, il avait pris quelques repères. La une d’un journal annonçant la mort du Chah d’Iran le fit tourner sur sa gauche. Il longea l’élection de Reagan, le mariage d’un chanteur, et se méfia de la chute de Bokassa et de la mini-oubliette.

Les guirlandes de Noël diffusaient une ornière multicolore qui se fondait en définitive en une seule, violine.

Il ignorait si Richard Caducci avait commencé le nouvel aménagement de sa chambre centrale ou s’il dormait sous l’effet des neuroleptiques. Il devait reposer en toute tranquillité et c’était pourquoi sa femme s’était résolue à sortir. Encouragé par cette hypothèse, il se coula dans un étroit passage, rampa, se releva, se laissa glisser. Il pensait être au second étage du Bunker, dans la partie rapportée de l’appartement. Les Caducci avaient été, avec Arbas, les mieux lotis. Une très grande pièce leur était échue. Y avait-il eu tirage au sort ?

Il approchait de la chambre centrale, ou chambre funéraire. Dans une pyramide, un temple, un tombeau, n’était-ce pas la désignation habituelle ?

Par une lucarne, il la découvrit vite mais ne s’en inquiéta pas. Caducci devait roupiller en haut, dans sa chambre contemporaine en imitation Louis XV. Il n’y avait là que quelques couvertures, une lampe de chevet sur un bloc de journaux collés, quelques ouvrages sur l’art égyptien. Le bloc qui l’intéressait était long de deux mètres avec des côtés de quatre-vingts centimètres, un mètre. Il avait cru que ce serait plus aisé, mais la lame de son couteau mordait très mal dans ce papier encollé, pressé fortement. Véritablement du bois. Il allait devoir y passer plus de temps que prévu, au risque de se faire surprendre, mais Léonie Caducci ne lui faisait pas peur malgré sa carrure. Il continuait de taillader et arrachait des morceaux avec rage. Et puis, soudain, sa lame dut s’enfoncer dans quelque chose de mou. Il s’immobilisa, aux aguets, contemplant le manche du couteau avec terreur. Sachant ce qui se produirait dès qu’il le retirerait, libérant, comme une bombe qui saute, un mystère nauséabond.

Il arracha la lame et ce fut atroce. En même temps le bloc s’ouvrit et dévoila son contenu. Dans une enveloppe de plastique épais un visage sombre d’Algérien paraissait sourire mais la vision fut fugitive. L’air, en s’engouffrant, provoquait une activation de la putréfaction latente depuis des mois et une buée grasse, jaunâtre recouvrit le linceul transparent de l’intérieur.

Manuel regarda autour de lui, compta dix autres blocs de cette taille.

— De véritables sarcophages, dit-il entre ses dents.

Alice, la première, avait utilisé ce terme sans savoir combien il était juste. Il s’agenouilla, commença

à trancher dans les couches de papier encollé. Sa lame s’émoussait déjà et ne pénétrait pas aussi profondément qu’il l’eût souhaité. Alors pour en avoir le cœur net, il poignarda le sarcophage, s’arc-bouta pour enfoncer la lame. Lorsqu’il la retira, l’air putride fusa, révélateur.

— Onze, douze… Ils étaient douze.

Douze avec leurs habitudes, leur musique, leur cuisine trop odorante, leur mouton vivant pour la fête, leurs sales gueules d’étrangers, de croque-mitaines, de futurs violeurs, de coupeurs de couilles. Et tout autour une dizaine de bons citoyens français que l’on dérangeait, que l’on effrayait avec des femmes hypernerveuses qui fantasmaient chaque fois qu’elles en croisaient un dans l’escalier, des gosses qui hurlaient lorsqu’on les menaçait de les conduire chez les Melons.

— Si seulement je rêvais, lâcha Manuel épuisé, le visage ruisselant de sueur en enfonçant son couteau pour la quatrième fois dans un bloc, espérant que l’écœurant sifflement d’un corps trop gonflé qui se libère ne se produirait pas.