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— Vous ne venez pas pour l’examen prénuptial, je pense ?

— Hélas non…

— Comment, hélas, c’est la santé qui vous amène ?

— C’est autre chose…

Sentant sa curiosité bien à point, je lui ai déballé l’histoire. J’ai commencé par mes remarques au sujet des éclaboussures sur les chevilles… et j’ai enchaîné par l’aventure de cette nuit, sans rien omettre.

Il était devenu grave et tirait les poils de son bouc avec un petit air mécontent.

Lorsque j’ai eu terminé, il a murmuré :

— Par exemple !

Puis il s’est plongé dans une brève méditation d’où il s’est arraché pour aller chercher un dossier.

J’ai lu à l’envers sur une fiche, deux mots calligraphiés en belle ronde fleurie. « Ève Lecain ».

Il a étudié la feuille.

Pour que ce vieux méridional cessât de jacasser, il fallait que ses pensées fussent terriblement sollicitées par ce mystère.

J’attendais, immobile, son verdict.

— Si je m’en réfère à la nature et à la gravité de son mal, a enfin murmuré le praticien, il est peu probable que cette petite marche… Du moins normalement… Qu’elle puisse se déplacer avec des appareils et des cannes, c’était l’espoir optimum ! Et son traitement à Garches a été négatif…

— Pourtant, les faits sont là, Docteur… Elle marche !

— Les miracles ne sont pas faits pour les chiens, a bougonné Boussique.

Venant d’un médecin, l’argument m’a quelque peu déconcerté.

Il l’a compris et m’a souri.

— Miracle est une façon de parler. Vous savez que la poliomyélite est encore mal connue, elle l’était en tout cas très mal lorsque la petite Lecain a eu son attaque. Il se peut qu’elle ait senti une amélioration… Il se peut aussi qu’elle ait en secret travaillé à sa rééducation musculaire…

— Pourquoi en secret ?

— Si la polio est mal connue, l’âme humaine est encore plus secrète, mon cher Monsieur… Surtout celle d’une gamine qui a pratiquement été élevée à la cuillère dans un fauteuil roulant…

Il s’est levé.

— Je passerai la voir un de ces jours. Une visite trop rapide pourrait la choquer…

Le vieillard me plaisait. Malgré sa faconde et son apparente insouciance, c’était un grand psychologue.

— Alors à bientôt, Docteur. Et ravi de vous avoir connu.

En descendant son escalier où flottaient déjà des senteurs de safran, j’ai pensé qu’il ne m’avait rien appris de positif, sinon que la guérison secrète d’Ève n’était pas absolument impossible !

* * *

Ce jour-là, Eve n’est pas descendue déjeuner, mais en fin de l’après-midi, pourtant, elle est apparue. Je l’ai trouvée un peu pâle. Elle avait un bleu à la tempe, qu’elle s’était fait en tombant contre le fauteuil.

Quand son ascenseur a atterri, Hélène et moi étions en train de discuter de l’aménagement d’un bar dans la Galerie de la « Boîte aux Rêves » en prévision des jours de vernissage.

Nous avons levé les yeux d’un commun accord. Ève avait mis une jupe-portefeuille en velours noir commode à passer, et une casaque bleu ciel qui soulignait sa blondeur. Elle était sensationnelle ainsi.

— Salut tout le monde ! a-t-elle lancé, claironnante, en se propulsant hors de la cage d’acier.

Elle s’est arrêtée et a ajouté.

— Je me présente : l’émule de Zatopeck ! Je suis la terreur des stades… Celle qui pulvérise les records des courses de fond !

— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! a crié Hélène.

— L’amour de Dieu…

Ève s’est tue…

— Bon, je ne dis plus rien…

Je suis allé à elle.

— Pardonnez ma brutalité de cette nuit, Ève. Je ne suis pas très fier de moi.

— Bast, je n’en suis pas morte, vous le voyez… Et ça ne m’empêchera pas d’aller gambader dans la campagne avec les elfes une de ces nuits…

— J’ai pensé à une chose, Ève, vous avez peut-être des crises de somnambulisme au cours desquelles il vous est possible de marcher ?…

— Quelle belle idée !

— Je cherche à comprendre…

— Et c’est le somnambulisme qui me plongerait dans ce sommeil pesant d’où vous n’arriviez pas à me tirer ?

J’ai bondi.

— Comment savez-vous que je ne parvenais pas à vous éveiller si vous dormiez vraiment ?

— Mais…

— Mais quoi, Ève ?

— Dans mon sommeil, je sentais bien qu’on me secouait, qu’on m’appelait…

— Voyez-vous !

— Seulement je n’arrivais pas à ouvrir mes yeux… J’étais lourde et mes pensées fichaient le camp…

— Voyez-vous !

— Oh ! que vous êtes agaçant avec votre scepticisme…

J’ai haussé les épaules.

— Laissons tomber, on se dirait encore des trucs désagréables. Changeant de ton, j’ai murmuré.

— Vous avez fait beaucoup de peine à votre sœur, Éva… J’espère que vous vous souvenez au moins de ça ?

— Je m’en souviens…

Les deux sœurs se sont regardées. Il y avait quelque chose d’inquiet sur leurs visages.

— Oh ! Hélène, a balbutié Ève… Mon Hélène… Je te demande pardon… Pardon…

Hélène est allée l’embrasser. Elles s’étreignaient farouchement, pleurant dans les bras l’une de l’autre.

Amélie, qui dressait le couvert, me regardait sans comprendre.

Gêné, je suis sorti. L’orage en suspens depuis la veille était passé au-dessus de nos têtes sans éclater… Maintenant, le ciel délivré était plein d’oiseaux et de soleil…

J’ai contourné la maison pour gagner le portique… D’un geste décidé, j’ai noué mes mains sur la corde lisse.

Jamais je ne m’étais élevé à l’équerre avec autant d’aisance. Il me semblait que j’étais dégagé de ma pesanteur. Les dents serrées, vibrant d’une vaste force inemployée, j’aurais pu grimper jusqu’au ciel.

CHAPITRE XI

Il ne se produisit rien la nuit qui suivit. Lorsque Ève monta se coucher, je lui souhaitais le bonsoir comme d’habitude, en évitant toute allusion. Mais lorsqu’elle eut disparu, je tins conseil avec sa sœur.

— Il faut que nous en ayons le cœur net, Hélène. Je pense qu’elle attendra plusieurs nuits avant de sortir si elle est consciente ; seulement, si elle ne l’est pas, elle peut ficher le camp à tout moment. N’y aurait-il pas moyen de l’enfermer en douce dans sa chambre ?

Hélène a secoué la tête.

— Elle s’en apercevrait, et alors ce serait terrible !

— Alors, je vais dormir dans le couloir.

— De cela aussi elle s’apercevra, vous pouvez être sûr. Ève possède un sixième sens qui l’avertit de tout ce qui se produit d’anormal autour d’elle.

— En ce cas je dormirai sur le canapé du hall.

— Comme vous voudrez, Victor, mais vous serez mal…

— Ne vous tracassez pas pour mon confort, ma chérie. J’aime coucher sur la dure : ça me rappellera le service militaire…

Je suis monté dans ma chambre, d’abord pour donner le change à Ève, ensuite parce que je voulais me mettre en pyjama et me munir d’une couverture… J’ai attendu une petite heure en grillant des cigarettes à la croisée ; puis je suis redescendu sans faire plus de bruit qu’une mouche sur du velours.

J’ai très bien dormi, quoi qu’en pense Hélène et, le matin, je me suis payé une séance de portique carabinée. Cet exercice matinal me réussissait. Je perdais le peu de graisse due à la vie sédentaire des studios. Mon ventre était plat et ferme. J’avais des muscles d’acier et vraiment je ne m’étais jamais senti dans une telle condition physique.