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Confusément, je devinais que j’avais une grosse part de responsabilité dans son état. En somme, ces crises nocturnes ne s’étaient jamais produites avant mon arrivée chez les demoiselles Lecain. Ma présence avait chamboulé la quiétude, pour ne pas dire la torpeur, dans laquelle elles flottaient et qui leur permettait de supporter le vide doré de leur existence. J’avais causé un choc à cette nature farouche qui ignorait tout des hommes avant mon coup de sonnette à la grille.

La furtive, la grise, l’hostile Amélie savait bien que j’étais coupable. Elle ne me le cachait pas. Maintenant, elle me regardait le moins possible et s’enfermait dans un silence haineux. À cause de sa surdité, elle n’avait jamais participé aux aventures nocturnes de la maison, pourtant elle devinait ce qu’on lui cachait grâce à ce sens aigu des vieux domestiques qui leur permet de ne rien ignorer de ce qui concerne leurs maîtres.

Je me promettais bien de patronner la mise à la retraite de cette chouette triste lorsque j’aurais épousé Hélène…

En attendant, je feignais d’ignorer son antipathie.

L’ouverture de « La Boîte aux Rêves » était imminente et je ne tenais plus en place. Jamais je ne m’étais trouvé en face de pareilles responsabilités. Je souffrais d’un extraordinaire besoin de bien faire. Je me lançais dans cette aventure commerciale, comme un gars casse-cou souscrit un engagement dans des troupes de choc… Je savais que je tenais la chance de ma vie et je ne voulais absolument pas la laisser échapper. Ma fièvre croissante m’empêchait de me consacrer à mes hôtesses. Mon amour pour Hélène se trouvait comme en veilleuse. Je l’aimais en sourdine, sachant que l’instant n’était point venu de donner libre cours à mes sentiments. Il me plaisait d’être raisonnable ; un homme faible exploite toujours les occasions qu’il a de se croire volontaire. Et puis, il y a eu la troisième nuit.

* * *

Hélène m’appelait depuis le premier étage. Je dormais profondément et sa voix anxieuse m’a fait l’effet d’un coup de fouet.

En dévalant l’escalier, je savais qu’il s’agissait d’Ève, et je me demandais ce qu’elle avait bien pu faire de nouveau.

Hélène s’est jetée contre moi.

— Victor, elle a encore disparu…

— Mais comment, puisqu’elle couche dans votre chambre !

— Je dormais… Que voulez-vous, je ne peux tout de même pas veiller des nuits entières !

— Naturellement, ma chérie… Aussi, n’est-ce pas un reproche que je vous fais !

« Alors ?

— Alors, rien… Une sensation pénible m’a éveillée… Je rêvais que je m’étais perdue dans une immense cathédrale vide… C’était affreux… J’ai allumé et j’ai vu la porte ouverte, le lit vide…

— Vous êtes partie à sa recherche ?

— Non, je viens de découvrir la chose à l’instant… Je vous ai aussitôt appelé…

— Et ses vêtements ?

— Disparus aussi…

J’ai couru dans le hall. La porte du bas battait, soufflée par un courant d’air…

Je suis sorti sur le perron et j’ai appelé de toutes mes forces :

— Ève ! Ève ! Revenez !

Mais pour toute réponse j’ai eu droit au froufrou des feuilles de citronniers agitées par la brise marine.

Comme j’étais nu-pieds, je suis remonté auprès d’Hélène.

— Que faisons-nous ? a-t-elle questionné.

— Je ne sais pas… Il est difficile de la chercher en pleine nuit…

Elle rentrera d’elle-même, comme les autres fois…

— C’est ce que je pense…

J’étais revenu à la chambre occupée par les deux sœurs et je contemplais ces deux lits vides… Ils avaient un aspect un peu tragique. J’ai ressenti une pénible sensation d’étouffement !

— Vous êtes inquiet, n’est-ce pas, Victor ?

— Mon Dieu, il y a de quoi, non ?

— Moi aussi, j’ai peur… Il me semble…

— Il vous semble quoi, Hélène ?

Elle a secoué la tête comme pour repousser une vilaine pensée…

— Non, ce serait trop affreux…

— Vous ne fermiez pas à clé ?

— Non, tout de même… Comme mon lit se trouvait entre le sien et la porte, je pensais…

— Bien sûr. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas entendu s’habiller ?

— Je suppose qu’elle est allée le faire dans la salle de bains ?

Je m’y suis rendu. La pièce carrelée de faïence jaune et noire était en ordre et sentait l’eau de cologne riche.

Je n’y ai pas trouvé de vêtements. Je m’apprêtais à sortir lorsque mon attention a été attirée par un verre à dents posé sur la tablette du lavabo. Les parois du verre étaient sillonnées d’un filet brun. J’ai reniflé. Une odeur douceâtre s’est insinuée dans mes narines… Surpris, je me suis retourné. Hélène me considérait d’un œil vague. J’ignore pourquoi, son attitude m’a semblée équivoque. Elle avait le visage de quelqu’un qui s’efforce de penser à autre chose pour ne pas se laisser deviner.

— C’est le somnifère que vous administrez à Ève, n’est-ce pas ?

Elle a hoché la tête.

— Je l’ignore…

— Comment, mais puisque ce verre en contient encore, c’est donc que vous lui en avez fait prendre !

— Jamais de la vie… Elle en aura pris d’elle-même, se sentant mal à l’aise… Et puis elle sera sortie…

L’explication pouvait être plausible, pourtant elle ne m’a pas satisfait.

— Où est le flacon ?

— Dans la pharmacie, je suppose ?…

J’ai fait coulisser la porte à glissière. Je connaissais par cœur cette minuscule bouteille conique à étiquette rouge et au bouchon de caoutchouc. Elle ne se trouvait pas dans l’armoire à médicaments.

— Hélène, il s’est produit quelque chose de grave…

— Victor ! s’est-elle exclamée, vous m’affolez…

Elle avait le teint cireux, de grands cernes bleus soulignaient son regard fiévreux…

Il y a eu quelques secondes d’un silence épais… Il ruisselait sur mes nerfs comme du goudron…

— Hélène, vous me cachez quelque chose…

— Mais voyons, Victor !

Je tremblais. Pour avaler ma salive, je devais faire des efforts prodigieux… Et je ressentais cette mollesse dans les jambes qui est le plus fort symptôme de la peur.

— Où est le flacon ?

— Je vous répète que…

— Écoutez, si Ève avait bu du somnifère, elle aurait été incapable de descendre l’escalier. Ce qui subsiste dans le verre suffirait à endormir un régiment ! Or, voyez, il y a des traces de rouge à lèvres sur le verre. Et c’est le rouge-cyclamen qu’emploie votre sœur, vous êtes d’accord !

Hélène n’a rien répondu. Je l’ai refoulée jusqu’à sa chambre…

Vous avez entendu vibrer les antennes de certains insectes au cours d’une belle journée d’été, n’est-ce pas ? On a l’impression que c’est l’air immobile qui frissonne et produit ce bruit… Eh bien, à cet instant mon corps a été parcouru d’une vibration identique… Je grésillais comme un pylône à haute tension.

J’ai regardé la chambre, je suis sorti dans le couloir… Ma respiration devenait de plus en plus haletante. Elle emplissait le silence creux de la maison… Un silence de sanctuaire… La cathédrale à laquelle Hélène avait, paraît-il, rêvé !

Je suis entré dans la chambre abandonnée d’Ève. Elle était vide. La porte n’avait pas encore été réparée bien que nous ayons téléphoné plusieurs fois au menuisier.